Le Journal de Montreal

Un jour dans la vie d’un proprio de dépanneur chinois

Avec le chauffage à 12 °C pour économiser et un client aux cinq minutes, les journées sont parfois longues

- STÉPHAN DUSSAULT

À la fin du mois de janvier, Le Journal a passé 15 heures au comptoir du Marché Pelletier de Yan Shi, sur la rue Masson, à Montréal, afin de mieux comprendre le quotidien d’un propriétai­re chinois de dépanneur. Ce qu’on a surtout compris, c’est à quel point c’est long une journée au dépanneur. 8 h

Arrivée au dépanneur. Le proprio Yan Shi est déjà à la cave avec un fournisseu­r de bières. «Ils sont gentils, les proprios de dépanneurs chinois, nous dit Jean Bertrand, fournisseu­r de bières depuis 12 ans. Ils ne parlent pas toujours bien le français, mais ils connaissen­t les mots “gratuit” et “cadeau”!» Pendant ce temps, sa femme Xinmei Zhang, qui refuse d’être photograph­iée, est à la caisse. Elle ne servira que six clients entre 8 h et 10 h, soit autant que le nombre de livraisons. «Le matin, nos fournisseu­rs sont nos clients les plus fidèles!» blague-t-elle.

8 h 30

Yan Shi a remercié son dernier livreur la semaine dernière. Il en avait trois il y a quelques années. Avec la baisse constante des ventes, il perdait de l’argent. Mais il fait une exception et quitte quelques minutes le dépanneur pour aller porter de la crème à café à une vieille dame à côté qui refuse de sortir quand le trottoir est enneigé.

9 h 15

Un fournisseu­r de lait arrive. «C’est le fils, qui a repris la business de son père. Ils sont super gentils», dit Xinmei. «Comment va ton père?» demande-t-elle. «Il est décédé le 11 janvier. Cancer du côlon. Ça ne pardonne pas», lui répond poliment le jeune. C’est un peu la consternat­ion ici, comme si un bon voisin décédait.

9 h 30

Plus à l’aise, j’enlève finalement mon manteau, que je remets quelques minutes plus tard. Je jette un oeil au thermostat, qui affiche 12 °C. Les clients qui entrent et sortent quelques secondes ne remarquent pas l’économie draconienn­e d’énergie. Yan Shi me précise qu’il paie environ 1500 $ de chauffage à l’huile par an, mais 8000 $ d’électricit­é avec tous les frigos du dépanneur.

10 h 45

C’est la première fois de la journée qu’on voit plus d’un client dans le dépanneur.

11 h

Un livreur arrive avec une enveloppe remplie de gratteux. «Tous nos fournisseu­rs coupent, même Loto-Québec. Ils n’ont plus de représenta­nts. C’est nous qui devons gérer les commandes», peste Xinmei.

11 h 30

Gratteux, cigarettes, 6/49, cigarettes, gratteux, cigarettes; j’ai déjà hâte de finir ma journée. Ça va être long. Je demande à Xinmei ce qu’elle préfère dans son travail. «Rien», répond-elle spontanéme­nt, avant de reprendre et dire apprécier la stabilité de son emploi. Yan Shi, lui, ne chôme pas malgré le petit nombre de clients. Juste remplir les étagères et les frigos occupe son temps.

12 h 30

Colette Duval, une cliente de longue date, passe acheter son journal et sa loterie. «Les proprios sont tellement gentils. Et ils travaillen­t tellement fort. Ils méritent ce qu’ils ont. En tout cas, je ne suis pas sûre que tant de Québécois seraient prêts à faire toutes ces heures», dit-elle.

13 h 45

Lorraine Dagenais est la première des 62 acheteurs de bière de la journée. De la vintage Laurentide en plus. «C’est pas pour moi!» se défend-elle. Elle aussi aime beaucoup les proprios chinois. «J’espère qu’ils vont rester longtemps.»

14 h 30

Je suis utile pour la première fois de la journée. Xinmei vient de recevoir une lettre du service d’incendie disant que les extincteur­s ne sont pas conformes. Je lui explique ce que les autorités exigent pour être en règle. On passe ensuite à un cours de diction. Xinmei tente de dire correcteme­nt «extincteur», tout un défi. Yan, dont le français est plus limité que celui de sa femme, ne s’essaie même pas, mais on a du plaisir.

15 h

Arrivée de leur employé Weihua Zhang, qui les remplace. Ils avaient deux employés jusqu’à récemment, mais ne peuvent plus s’en payer qu’un seul. Il n’y a pas si longtemps, le dépanneur vendait 100 cartouches de cigarettes par semaine. Avec la contreband­e et le prix élevé, ça a baissé à 60, explique Yan. Le couple absorbe cette perte en travaillan­t plus. S’ils finissent à 15 h, il faut préciser qu’ils sont au poste sept jours par semaine. Xinmei et Yan quittent le dépanneur.

15 h 15

Kim Labrosse passe acheter du vin. Une régulière. Une vraie. Elle passera deux autres fois ce jour-là. Seul un autre client la bat avec quatre visites dans la journée. «Je les adore. On est vraiment chanceux de les avoir à côté de nous», dit-elle. Quand on sait qu’environ 35 % des dépanneurs ont fermé depuis une quinzaine d’années, on ne peut que lui donner raison.

16 h

Ça commence (enfin) à s’animer. Le dépanneur fera le tiers de ses ventes de la journée entre 16 h et 19 h. Pendant ces trois petites heures, la bière coule à flots. Même un lundi. Rachel Labelle, 69 ans, est très contente de voir que c’est Weihua qui travaille. «Le français du proprio, c’est vraiment zéro. Cela dit, j’en connais qui vont à l’autre dépanneur plus loin parce qu’il parle mal français. Je trouve qu’ils charrient un peu.» «J’ai amélioré mon français en lisant Le Journal de

Montréal», me dit Weihua. Je ne saurai jamais si c’est vrai ou s’il veut juste me faire plaisir.

16 h 45

Le doyen des doyens vient faire son tour. Yvon Auger, 75 ans, demeure en face du dépanneur depuis 50 ans. «Une chance qu’on a les Chinois. Les Québécois sont bien trop paresseux pour tenir un dépanneur», dit-il.

18 h

À partir de cette heure, le duo «loto/cigarettes» se transforme en «bière/cigarettes». Certains utilisent même le dépanneur comme un supermarch­é. Lait, pâtes, oeufs, sauce tomate; ils ont ce qu’il faut pour le souper du soir et le déjeuner du lendemain.

22 h 15

Arrivée des clients de dernière minute, qui font le plein de bière avant la fermeture. Ça discute ferme avec quelques habitués. «Quand ça va fermer, je vais aller prendre un café au dépanneur de la station-service à côté», dit l’un d’eux.

23 h

Enfin! Étrangemen­t, je suis vidé après 15 heures à ne rien faire. Et le bout de mes doigts est jaune de froid après tout ce temps à 12 °C. Pour Yan Shi et Xinmei Zhang, c’est comme ça tous les jours, 7 jours sur 7, 365 jours par année.

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