Des clowns pour meubler leur solitude
Il y a huit ans, le gouvernement provincial avait créé une énorme controverse en accordant une subvention de 293 000 $ à des clowns thérapeutiques pour divertir des aînés en CHSLD. Récemment, Le Journal a passé une journée avec deux clowns de cet organisme encore marqué par l’histoire au point où il n’a plus jamais demandé d’aide de Québec.
Bernard Houle ne reçoit que très peu de visites depuis qu’il a déménagé en centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD), il y a sept mois. Certaines semaines, sa fille vient le voir, mais jamais son fils, de qui il s’est éloigné.
Heureusement, il peut toujours compter sur Alfred et Joséphine, deux étranges visiteurs arborant le nez de clown.
Ces deux artistes thérapeutiques chantent du Johnny Cash avec l’homme de 72ans. «Je jouais cette chanson à la guitare quand j’étais jeune», lance M. Houle en terminant le refrain de Ring of Fire.
Atteint de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), le septuagénaire ne peut plus marcher et éprouve des difficultés d’élocution, mais il parvient à chanter toutes les paroles de la chanson, un immense sourire accroché au visage.
«Chaque fois que les clowns viennent au centre, je veux qu’ils viennent me voir», dit M. Houle, rencontré dans la chambre de la résidence.
Ce dernier est un des résidents ciblés par le CHSLD J.-Henri Charbonneau, à Montréal, afin de recevoir la visite de ces artistes.
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Une fois toutes les deux semaines, Michel Gionet et Laura Lacoste se transforment en Alfred et Joséphine pour visiter ce CHSLD, où ils accordent une attention particulière à certains résidents comme M. Houle.
«On va voir les personnes esseulées ou encore celles que le personnel ne sait comment aller chercher», explique Laura Lacoste.
«Ils arrivent à aller chercher des réactions chez des résidents qui ont des troubles cognitifs et qu’on n’est pas capable de rejoindre par d’autres activités», ajoute Lydia Vanier, la récréologue au CHSLD Charbonneau.
Avec les personnes âgées, les clowns utilisent beaucoup la chanson.
Lors du passage du Journal, une dame confuse, debout devant sa mar-
chette, répétait de façon mécanique qu’elle voulait fumer une cigarette.
Au fond du couloir, Joséphine et Alfred ont alors judicieusement entamé Le plus
beau Tango du monde, une chanson des années 1930 reprises par Tino Rossi dans les années 1950. La dame s’est aussitôt mise à chanter les paroles exactes de la chanson, sans se tromper une seule fois.
Son regard s’est éteint sitôt la chanson terminée et elle a repris de plus belle son monologue sur son envie de fumer.
Alfred s’est approché et a lancé sur un ton légèrement blagueur: «Voulez-vous qu’on aille acheter des cigarettes chez les Indiens? Ce sera moins cher!»
La dame a paru surprise par la question. «J’ai arrêté de fumer, il y a deux ans!» a-t-elle répondu.
«Il faut toujours avoir des antennes partout sur ce que les gens font et disent pour rebondir, explique Michel Gionet alias Alfred. Parfois, en abordant les gens autrement, on les fait sortir de leur
pattern et ils sortent de la cassette.» Ces deux artistes font partie de la Fondation Jovia, autrefois connue sous le nom de Dr Clown. Après que leur travail eut été critiqué dans les médias (voir autre texte), la Fondation a créé le programme La Belle Visite pour aînés, en 2011.
Habillés en costume des années 1930, 1940 et 1950, les artistes jouent des personnages d’une grande famille, les Labelle, au sein de laquelle on trouve Alfred et Joséphine. Inspirés par la thérapie par réminiscence, les clowns font appel aux souvenirs des gens en utilisant divers référents, comme la musique, la chanson, les vêtements, etc.
Les clowns ont reçu une formation de base de 75 heures en plus des sessions de perfectionnement qui représentent une dizaine de jours par année.
Leur ton n’est jamais infantilisant. Ils improvisent beaucoup à partir des réactions des aînés. Tout se passe un peu comme si le clown intégrait l’univers de la personne pour la ramener un peu plus dans le moment présent.
Même le personnel se prend au jeu. Lorsqu’Alfred fait une demande en mariage à une résidente, une préposée lance à la blague: «Je me méfierais si j’étais vous, vous n’êtes pas la première!»
«Les clowns sont là pour les résidents, mais on voit l’impact positif sur le personnel, souligne la récréologue, Mme Vanier. Ça change l’atmosphère et ça se répercute même sur la qualité des soins.»
joie immense
Si une personne ne souhaite pas parler aux clowns, ce qui n’arrivera qu’une seule fois lors de notre passage, les artistes poursuivent leur chemin sans insister.
L’objectif n’est pas tant de faire rire les résidents. «Le but est d’établir une connexion et, quand ça se fait, c’est magique, dit Laura Lacoste, alias Joséphine. C’est une joie immense quand on trouve une porte de communication.»
«On ne fait pas un spectacle, on est à l’écoute et on vient entrer en relation», ajoute Michel Gionet, clown depuis 2009.
«On pense que les clowns sont festifs, mais parfois leur approche est tout en douceur avec leur musique et ça calme les résidents», ajoute Mme Vanier.
Georgine Demers ne manque jamais une visite de Joséphine et Alfred.
«Ça l’allume beaucoup», dit sa fille Sylvie Plouffe. Âgée de 89ans, Mme Demers souffre de démence et a subi un accident vasculaire cérébral il y a cinq ans, nous explique sa fille. «Elle fait toujours des demandes spéciales pour la musique. Son préféré est Joe Dassin», dit Mme Plouffe.
«Ça me fait chaud au coeur et ça me met de bonne humeur de les voir», lance Mme Demers, les mains sur le coeur, après avoir chanté Et si tu n’existais pas.
Au moment de quitter l’octogénaire, les clowns lui font la bise et lui souhaitent une bonne journée d’un regard affectueux et sur un ton des plus sincères.
«Je suis contente de vous avoir vus, ne m’oubliez pas», souffle-t-elle aux deux artistes.