Le pouvoir « Total »
Un auteur décrit les pratiques d'affaires du géant du pétrole et le rôle des Desmarais
La pétrolière Total exerce un véritable pouvoir dans plus de 130 pays où elle opère. Dans son dernier essai, l'auteur Alain Deneault met à jour les tactiques complexes de la multinationale, dont le C.A. compte Paul Desmarais fils, pour tirer son épingle du jeu aux dépens du bien commun.
Le nom de Total n’est pas aussi connu au Canada que ceux d’autres groupes pétroliers internationaux, et pourtant, l’entreprise est très active ici. Particulièrement en Alberta où elle participe au développement de l’exploitation des sables bitumineux. Dans son ouvrage, De quoi Total est-elle la
somme? qui vient de paraître, Alain Deneault révèle que la compagnie en mène large dans cette province, où elle a pu compter notamment sur le soutien de la Caisse de dépôt et placement du Québec. L’influence de Total est également forte un partout dans le monde.
L’ARGENT AVANT LES GENS
«Les multinationales, très souvent, agissent d’une manière contraire à la morale élémentaire. Elles prétendent agir dans la légalité, même quand on est confronté à des phénomènes de pollution massive, d’atteinte à la santé publique, au travail forcé, à la corruption, etc. Comme les États, les multinationales sont devenues de vrais pouvoirs», soutient l’auteur en entrevue.
Par le fait qu’elles sont fragmentées en plusieurs filiales et entités, les multinationales peuvent aussi faire du «magasinage législatif», selon lui, et s’établir dans les pays où elles peuvent trouver ce qui les avantage le plus en matière de lois, sans parler de fiscalité.
Elles savent aussi faire usage de toutes sortes d’autres tactiques qui leur permettent de tirer leur épingle du jeu, bien souvent aux dépens du bien commun.
Parmi les gestes «peu éthiques» qu’il reproche à Total, Alain Deneault affirme que l’entreprise a contribué à enrichir les classes dirigeantes corrompues de l’Algérie dans le cadre de ses activités dans ce pays.
Au Myanmar, un site d’exploitation gazier qui est opéré par un consortium dans lequel Total a la majorité des parts a fait construire un pipeline afin de transporter le pétrole vers la Thaïlande.
«Le gazoduc a été construit par des populations locales sur un monde contraint, explique-t-il. Ce consortium a confié à sa petite partenaire locale toute la question de la sécurité, et s’est déchargé de sa responsabilité envers les travailleurs en faisant l’ignorant. C’est ça les multinationales, ça sauve toujours les apparences.»
PASSÉ SOMBRE
L’entreprise et ses ancêtres ont aussi été impliquées en Afrique du Sud à partir des années 1950, en plein régime de l’apartheid.
«Certains disent que si ce n’avait pas été de Total, ç’aurait été d’autres pétrolières. Mais il fallait avoir bien peu de scrupules pour faire affaire dans ce contexte, ajoute M.Deneault. La firme a un passé sombre.»
C’est sans compter toutes les retombées environnementales de l’industrie pétrolière, et ce, même si Total s’est considérablement investie dans l’énergie solaire au cours des dernières années.
Les Québécois et les Canadiens devraient s’en préoccuper parce qu’ils jouent, qu’ils le veuillent ou non, un rôle dans cette aventure.
En effet, Paul Desmarais fils – coprésident et chef de la direction de Power Corporation, avec son frère André – figure au conseil d’administration de l’entreprise depuis plus de quinze ans.
«Quand on est au c.a. d’une firme comme Total, on a des responsabilités, on ne peut pas dire qu’on est ignorant de ce qu’elle fait, se décharger de toute responsabilité par rapport à ses actions», explique le professeur de théorie critique à l’Université de Montréal et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.
PARTICIPATION IMPORTANTE
En tandem avec le Groupe Bruxelles Lambert (GBL) d’Albert Frère, un milliardaire belge, les Desmarais ont déjà détenu de 2000 à 2013 environ 5,4 % des actions de Total.
Ce chiffre peut sembler peu important, mais il faut savoir que Total ne compte aucun actionnaire majoritaire. Avec 5 % des actions de l’entreprise, le groupe bénéficiait de certains avantages exclusifs. À la même époque, le deuxième plus important actionnaire privé ne détenait que 0,3% des actions.
Depuis trois ans, les Desmarais se sont désengagés peu à peu de l’actionnariat de Total, tout en conservant un siège au conseil. Power Corporation détient 0,15 % des parts de façon directe en plus de la participation restante de GBL.
Malgré tout, «les Desmarais demeurent parmi les investisseurs les plus influents de la firme Total avec des investisseurs qataris, chinois... Il y a aussi d’autres acteurs canadiens qui investissent dans Total», conclut M. Deneault.
« QUAND ON EST AU C.A. D’UNE FIRME COMME TOTAL, ON A DES RESPONSABILITÉS. ON NE PEUT PAS DIRE QU’ON EST IGNORANT DE CE QU’ELLE FAIT ET SE DÉCHARGER DE TOUTE RESPONSABILITÉ PAR RAPPORT À SES ACTIONS » – Alain Deneault