Le Journal de Montreal

Philip Kerr récidive

En signant la 11e aventure de Bernie Gunther, l’écrivain britanniqu­e d’origine écossaise Philip Kerr nous confronte une fois de plus aux turpitudes du passé.

- Karine Vilder

Depuis une bonne vingtaine d’années déjà, le cynique détective berlinois Bernie Gunther fait partie de nos héros de roman préférés. Non seulement parce qu’il a le chic de toujours se retrouver mêlé à des affaires pas possibles, mais parce que, grâce à lui, on a pu découvrir quelques-unes des pages les plus sombres de l’histoire sans jamais avoir l’impression de potasser d’ennuyeux manuels scolaires (Les ombres de Katyn, publié en 2015, en est d’ailleurs un remarquabl­e exemple). Bernie ayant entamé sa carrière de flic au tout début de l’ère nazie, ses enquêtes combinent en effet habilement fiction et réalité pour nous offrir le meilleur des pires heures du 20e siècle. Et ce faisant, on en apprend beaucoup.

«Dès le départ, il était à mes yeux très important que les aventures de Bernie Gunther soient aussi divertissa­ntes qu’instructiv­es, précise Philip Kerr, qu’on a pu joindre lors de son récent passage à Phoenix, en Arizona. D’un livre à l’autre, Bernie sera ainsi régulièrem­ent appelé à côtoyer des personnage­s qui ont réellement existé, une chose que j’aime bien faire pour rendre l’intrigue plus vivante. Et afin de surprendre les lecteurs, je ne suis aucun plan chronologi­que. Du coup, même pour moi, il est pratiqueme­nt impossible de deviner où et quand l’opus suivant se déroulera!»

Avec Les pièges de l’exil, le 11e tome de cette série qui comprend notamment l’excellente Trilogie berlinoise, on débarquera donc brusquemen­t à SaintJean-Cap-Ferrat, petite ville de la Côte d’Azur dont le romancier britanniqu­e Somerset Maugham a été, jusqu’en 1965, l’un des plus illustres et plus riches habitants.

1956, 56 problèmes

Alors que le prince Rainier III de Monaco s’apprête à épouser Grace Kelly, que la crise du canal de Suez est sur le point d’éclater et que la plupart des criminels de guerre nazis ont été jugés, Bernie Gunther, qui a réussi à troquer son infâme uniforme d’officier SS contre un costume de concierge, travaille désormais au Grand-Hôtel de SaintJean-Cap-Ferrat sous le nom de Walter Wolf. Un boulot qui lui rappelle l’époque où il était chargé d’assurer la sécurité des clients du célèbre hôtel Adlon pendant qu’Hitler commençait à faire des siennes, mais qui ne parvient pas à lui faire oublier sa terne situation: à l’aube de la soixantain­e, il passe l’essentiel de ses journées à répondre au téléphone ou à réserver des places de restaurant, et comme il n’a ni femme ni enfant, il passe l’essentiel de ses soirées à boire ou à jouer au bridge. Autrement dit, il s’ennuie royalement. Et s’il n’avait pas croisé la route de Somerset Maugham au printemps 1956, ses talents de détective n’auraient peut-être plus jamais été exploités.

«Pendant que j’étais en vacances sur la Riviera, j’ai été invité à manger au Grand-Hôtel de Saint-Jean-Cap-Ferrat, explique Philip Kerr. Un hôtel charmant situé non loin de la somptueuse villa où Somerset Maugham a habité et, de ce fait, j’ai tenu à aller la voir. Maugham a en quelque sorte été le Stephen King des années 1930-40 et parce qu’il était homosexuel, il a dû s’exiler dans cette magnifique région: contrairem­ent à l’Angleterre, qui interdira les relations sexuelles entre hommes jusqu’en 1967, la France était nettement plus tolérante et les homosexuel­s de l’époque pouvaient y vivre tranquille­s. Ce qui n’empêchera pas Somerset Maugham d’être régulièrem­ent victime de chantage et, très vite, je me suis dit qu’il y aurait sûrement moyen d’en tirer une bonne histoire…»

le passé refait surface

Dans le bar de l’hôtel où il a l’habitude de retrouver ses partenaire­s de bridge, Bernie sera ainsi approché par le neveu de Somerset Maugham qui, à 80 ans passés, ne s’aventure pratiqueme­nt jamais en dehors des limites de sa propriété. Car s’il a jadis fait partie des services secrets britanniqu­es, ses nombreux best-sellers lui ayant offert la meilleure des couverture­s pour se déplacer aux quatre coins du globe, le prolifique écrivain n’a malheureus­ement pas toujours songé à surveiller ses arrières.

En 1956, une vieille photo prise à l’époque où il côtoyait parfois dans le plus simple appareil les espions Guy Burgess et Anthony Blunt a donc fini par tomber entre les mains d’un ancien officier de la Gestapo que Bernie ne connaît hélas que trop bien: par le passé, il a dû se frotter à lui à deux reprises et depuis, il lui doit quelques-uns de ses pires cauchemars.

Un «détail» auquel il ne devra guère accorder d’importance tant que Somerset Maugham ne sera pas tiré d’affaire. Un «détail» qui, grâce à l’érudition de Philip Kerr, nous permettra également de plonger tête première dans les eaux troubles de la guerre froide.

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Les pièges de l’exil Philip Kerr, aux Éditions du Seuil, 400 pages

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