Un moment d’attendrissement
L’époque actuelle, qui nous tient en haleine à tout instant avec ses nouvelles plus perturbantes les unes que les autres, est en train d’avoir raison de nous. Les chroniqueurs comme les lecteurs passionnés d’information sont secoués par des indignations permanentes, qui se télescopent et s’estompent dans une frénésie épuisante.
Tous les malheurs du monde pénètrent désormais nos vies grâce à la technologie, si bien qu’aucune horreur ne nous est épargnée. Tous les délires et les bassesses des êtres humains nous atteignent. Il nous faut donc fuir cette trépidation si l’on ne veut pas se laisser envahir par toutes les passions tristes comme la colère, le dégoût, l’envie, le désir de vengeance ou le ressentiment.
Je demeure partagée entre sa tristesse et l’espérance qu’il incarne et nous console de la laideur quotidienne.
CRISE MORALE
Certains se protègent en pratiquant l’angélisme, problématique s’il est le fait des politiciens, ou le cynisme dans lequel s’enferment les narcissiques, qui font tourner le monde autour de leur nombril. La lucidité, la capacité d’émerveillement et le retour vers le dépassement personnel et collectif deviennent essentiels pour comprendre cette époque qui a les contours d’une crise morale.
Cette semaine, un petit garçon de onze ans que j’ai croisé dans la rue à Paris – mais cela aurait pu se passer à Montréal – m’a ramenée dans le monde de la vérité, de l’émotion authentique, profonde et bouleversante, qui fait éclater tous nos clichés.
VIEILLE ÂME
Je l’ai remarqué parmi ses camarades au sortir de son école. Sa beauté m’a attendrie. Une petite fille plus grande que lui marchait à ses côtés. Au moment de se séparer, elle a lancé «au revoir» et a couru pour traverser la rue. Il est resté à mes côtés avec trois autres camarades, deux garçons et une fille, et il a sorti de sa poche cette petite toupie qui fait fureur parmi tous les enfants. «Montre-moi comment ça fonctionne», ai-je demandé. Il a fait tourner l’objet avec vigueur dans le creux de sa main. «C’est tout?», ai-je dit. «Oui, mais ça déstresse», a-t-il répliqué. Je me suis alors penchée vers lui, discrètement: «Mais tu n’as pas besoin d’être déstressé. J’ai vu ta très jolie copine.» Il m’a regardée avec des yeux qui se sont embués. «Elle vient de me quitter», a-t-il murmuré. Il était effondré. «Mais elle va sûrement revenir vers toi», ai-je répondu sans conviction. «Hélas, non! Je crois qu’elle ne m’aime plus». Le feu était vert et nous avons traversé la rue ensemble. «C’est dur, vous savez», a-t-il ajouté. Comment consoler ce garçon à peine sorti de l’enfance? «Au revoir, Madame», a-t-il dit avant de courir rejoindre ses copains. «Bon courage», ai-je lancé. Il s’est de nouveau immobilisé et il m’a regardé avec gravité: «J’en aurai bien besoin». Puis, il a disparu dans la foule.
Cet enfant, habité par une passion si pure, aimera toujours les femmes avec intensité, délicatesse et subtilité. Et je demeure partagée entre sa tristesse et l’espérance qu’il incarne et nous console de la laideur quotidienne.