Le Journal de Montreal

Lionel Shriver toujours aussi vitrioliqu­e!

Un roman fascinant qui nous entraîne coûte que coûte dans une Amérique au bord de la faillite.

- KARINE VILDER

Une chose qu’on ne peut certes pas reprocher à l’auteure américaine Lionel Shriver, c’est d’écrire toujours le même type de livres. Après Il faut qu’on parle

de Kevin – bestseller primé racontant l’histoire d’une mère dont le fils a abattu 9 personnes dans l’enceinte de son école –, La double vie d’Irina – un récit poignant décrivant en parallèle ce qui pourrait ou non se passer si l’héroïne du titre succombait au charme d’un célèbre joueur de «snooker» – ou Big Brother – roman-choc se penchant sur l’énorme problème d’obésité morbide affectant une grande partie des Nord-américains –, elle nous offre cette fois une fiction apocalypti­que qui n’a absolument rien à voir avec Hunger Games ou le Station

Eleven d’Emily St. John Mandel, qui a récemment remporté le Prix des libraires du Québec. De un, parce qu’elle se déroule dans un futur vraiment très proche, de deux, parce qu’aucune catastroph­e naturelle ou nucléaire ne forcera quelques survivants triés sur le volet à jouer les Mad Max en milieu hostile.

Sortant totalement des sentiers battus, Lionel Shriver a en effet encore trouvé le moyen de nous surprendre en inventant un genre nouveau, qualifié par le New

York Times de dystopie économique. «La crise bancaire et financière de 2008 m’a réellement marquée, car on a failli assister à l’effondreme­nt de tout le système monétaire internatio­nal, explique Lionel Shriver, qui vit présenteme­nt à Londres. D’après le FMI, la dette mondiale aurait franchi l’an dernier le cap des 152 000 milliards de dollars, une somme tellement gigantissi­me qu’il est pratiqueme­nt impossible de concevoir qu’elle puisse un jour être remboursée. Avec

Les Mandible: une famille, 2029-2047, j’ai donc écrit ce qui n’est pas arrivé en 2008 en détaillant les répercussi­ons sur les gens ordinaires.»

lE DÉClIn DE l’EmPIrE AmÉrICAIn

Dès l’instant où on entamera la lecture de ce sixième roman de Lionel Shriver, traduit en français, on sera ainsi immédiatem­ent catapulté en 2029, dans une Amérique qui ne ressemble déjà plus vraiment à celle qu’on connaît: tous les journaux – et leurs investigat­ions rigoureuse­s – ont complèteme­nt disparu, siroter un vrai café coûte la peau des fesses, presque plus personne ne gaspille quotidienn­ement 80 litres d’eau potable pour se laver, manger du poisson est carrément devenu un luxe et depuis le black-out internet qui, cinq ans plus tôt, a lourdement affecté les États-Unis, la Chine est devenue la première puissance économique mondiale, la valeur du dollar américain ayant ensuite radicaleme­nt chuté.

«En très peu de temps, nous sommes devenus incroyable­ment dépendants du web, que ce soit pour communique­r, magasiner en ligne, faire des transactio­ns bancaires ou contrôler quantité d’infrastruc­tures essentiell­es, précise Lionel Shriver. Ce qui est une terrible erreur, le moindre dysfonctio­nnement pouvant entraîner de graves conséquenc­es. Sans internet, même les feux de circulatio­n cessent de fonctionne­r! Et pour dépeindre la réalité de 2029, je n’ai eu qu’à lire les journaux. C’est d’ailleurs ce qui rend ce livre plus “inconforta­ble” à lire que n’importe quelle autre dystopie, parce que tout ce que j’y dépeins est vrai ou potentiell­ement vrai.»

Une très mauvaise nouvelle pour les Mandible, dont l’étrange patronyme ( mandibule en français) a soigneusem­ent été choisi pour son côté primitif rappelant qu’en période difficile, on peut manger ou être mangé…

30 $ Pour un CHou

Travaillan­t dans un centre d’hébergemen­t recueillan­t des New-yorkais qui ont déjà tout perdu, Florence est le mouton noir du clan Mandible. Car en plus d’avoir voté pour Alvaredo, premier Latino à siéger à la Maison-Blanche, son boulot lui permet à peine de subvenir aux besoins de son fils de 13 ans ou de payer l’hypothèque de sa triste demeure, sise dans l’un des pires quartiers de Brooklyn. Une situation presque grotesque, son grand-père paternel étant immensémen­t riche.

Mais lorsque la Bourse s’effondrera à la suite d’un coup d’État fiscal, que les billets verts ne vaudront plus rien en dehors du pays et que le poids de la dette américaine obligera Alvaredo à réquisitio­nner tout l’or des particulie­rs, Florence sera la seule de la lignée Mandible à pouvoir encore débourser 30 $ pour un chou ou 15 $ pour 200 g d’épinards. Et dans le temps de le dire, elle devra aussi se débrouille­r pour nourrir presque tous les membres de sa famille, le célèbre mari économiste de sa soeur n’ayant jamais eu l’audace de prédire pareil scénario.

Même si elle a l’habitude de provoquer et de déranger, Lionel Shriver admet cette fois avoir eu beaucoup de plaisir à le faire. «Quand on écrit sur quelque chose qui n’est pas encore arrivé, on peut décrire les pires désastres sans que rien ne vous arrive personnell­ement. C’est quand même assez amusant!»

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SAMEDI 10 JUIN 2017
 ??  ?? Les Mandible : une famille, 2029-2047 Lionel Shriver, aux Éditions Belfond, 528 pages
Les Mandible : une famille, 2029-2047 Lionel Shriver, aux Éditions Belfond, 528 pages

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