Le Journal de Montreal

POUR ELLE, L’ADOLESCENC­E RIME AVEC NÉANT

-

Elle a dessiné son visage encerclé de fil de fer barbelé pour un projet d’arts plastiques. C’est ainsi que Leïla Chavez Rancourt a choisi d’illustrer son parcours au secondaire.

«Tu es donc bien dark», se sont étonnés ses pairs en voyant son autoportra­it. Elle ne leur a rien répondu, raconte-t-elle, en haussant les épaules. Derrière le sourire poli qu’elle affiche presque tout le temps, on ne sent pas de colère. Seulement cela: un haussement d’épaules. Sa vision du monde est sombre, et c’est tout.

Sa mère, Claudia Rancourt, trouve qu’elle est trop négative. Au contraire, elle trouve que sa mère est trop positive. Le Journal les a rencontrée­s à la maison, dans leur petit appartemen­t du Centre-Sud. Québécoise d’origine, Mme Rancourt travaille dans la cuisine d’un bingo. Le père de Leïla est originaire du Salvador et ne travaille pas en ce moment. Ils forment toujours un couple après 26 ans. Mme Rancourt s’est assise à la table de cuisine, tandis que Leïla s’est assise sur le comptoir, les épaules voûtées.

«Je préfère voir le négatif, comme ça t’es déjà préparé. Sinon, quand ça crash, t’es encore plus triste», explique Leïla.

Son pessimisme a commencé dès son entrée au secondaire. Elle avait très hâte de quitter le primaire et de se faire de nouveaux amis. Elle s’est plutôt sentie exclue pendant plus de quatre ans.

Elle se souvient encore d’une chicane d’amis qui a tourné au vinaigre lorsqu’elle était en 1re secondaire. «On était en classe et [une fille] m’envoyait des mots méchants, des insultes sur un papier. À un moment donné, j’avais publié une photo sur Snapchat. Elle a pris une capture d’écran, elle l’a montrée à tout le monde en disant que je faisais dur.»

Le négatif, c’est aussi la mort de son neveu, le bébé de sa grande soeur, de sept ans plus vieille, dont elle était proche. Elle était alors en 2e secondaire. Âgé de deux mois, le petit Max-Bartholomé a subi un syndrome de la mort subite du nourrisson, raconte Mme Rancourt, les larmes aux yeux.

Leïla est tombée en dépression. Autrefois croyante, elle a perdu la foi. «J’étais incapable d’être en présence d’un bébé.» Il lui a fallu plus de deux ans avant d’aller mieux.

Reste qu’elle ne veut pas avoir d’enfant plus tard. Sa mère avoue que ça la rend triste, elle qui aurait bien aimé avoir de petits enfants à amener au parc.

LOURD POUR UNE MÈRE

Le pessimisme de Leïla est-il lourd à porter parfois, pour une mère? «Oui», souffle-t-elle en regardant dans le vide.

Bourrée de talents, Leïla a tendance à tout abandonner: l’impro, le piano, le judo, énumère sa mère. «On lui a acheté une batterie. Après un mois, elle voulait arrêter», raconte Mme Rancourt. «Je me tanne vite. Je n’aime pas mettre des efforts longtemps», abonde Leïla.

Mme Rancourt n’a jamais terminé son secondaire et elle voit sa fille avoir des notes de 85 % sans faire beaucoup d’efforts. Pourrait-elle se rendre jusqu’à l’université? «Ouf! Je pense qu’après le cégep, elle va s’arrêter», suppose-t-elle.

«Je sais que je suis capable, mais ça ne me tente juste pas. C’est sûr que j’aurais déjà lâché [l’école] si mes parents ne m’avaient pas poussée», explique Leïla.

L’automne prochain, elle étudiera en langues au collège Dawson, sans trop savoir où elle s’en va. Elle sait seulement qu’elle a hâte de rencontrer «plein de beaux gars» au cégep.

«Dans la vie, tout va bien quand tu as un but. Mais je n’ai pas de but. Pas de rêve. C’est le néant.»

ABORDER UN INCONNU

Elle a pourtant atteint un but important il y a quelques mois. Celui de se faire des amis à l’école. Pendant les dîners, elle n’a maintenant plus peur de s’asseoir à table avec ses pairs.

«Parler aux gens, ça me stressait vraiment beaucoup. J’ai réalisé que si je voulais me sentir mieux, je devais aller leur parler».

Pour sortir de sa coquille, elle a choisi un moyen inusité: elle a abordé un pur inconnu, un garçon qu’elle croisait souvent sur la rue. «Il a trouvé ça bizarre», avoue-t-elle. «C’est quelque chose dont je suis fière».

Cela et le fait d’avoir chanté I will survive devant tout le monde lors de la soirée des finissants.

Dans le cadre de son projet intégrateu­r, elle a aussi lu devant une dizaine de personnes un chapitre d’un roman de science-fiction qu’elle écrit depuis plusieurs années. «Il y a plein de gens qui me disent que je devrais continuer.» Mais elle dit être découragée de son propre manque de motivation. Elle n’a pas l’intention de terminer le roman.

Elle a révélé au Journal la fin de l’histoire, mais nous interdit de la publier. Au cas où elle le finirait un jour. Juste au cas.

 ?? PHOTOS DOMINIQUE SCALI ET PIERRE-PAUL POULIN ?? Au bal des finissants, Leïla a interprété I will survive devant ses camarades de classe. LEILA CHAVEZ-RANCOURT 17 ans, l‘âme sombre Dans 10 ans, elle ne se voit nulle part. C’est bien ça, le problème. Leïla a une amie en 1ère secondaire qui lui fait penser à elle à son âge. « Je me sens mal de partir parce que je sais qu’elle a besoin de moi […] J’essaie vraiment d’être là pour elle parce que c’est ce dont j’aurais eu besoin dans ce temps-là. »
PHOTOS DOMINIQUE SCALI ET PIERRE-PAUL POULIN Au bal des finissants, Leïla a interprété I will survive devant ses camarades de classe. LEILA CHAVEZ-RANCOURT 17 ans, l‘âme sombre Dans 10 ans, elle ne se voit nulle part. C’est bien ça, le problème. Leïla a une amie en 1ère secondaire qui lui fait penser à elle à son âge. « Je me sens mal de partir parce que je sais qu’elle a besoin de moi […] J’essaie vraiment d’être là pour elle parce que c’est ce dont j’aurais eu besoin dans ce temps-là. »

Newspapers in French

Newspapers from Canada