Moments marquants de l’histoire de Montréal
Si l’oeuvre de Jeanne Mance préfigure ce que fera le ministère de la Santé, et celle de Marguerite Bourgeoys ce que fera le ministère de l’Éducation, on peut dire que la congrégation fondée par Marguerite d’Youville est l’ancêtre du ministère du Bien-Être social et de la Direction de la protection de la jeunesse.
Les Soeurs Grises sont nos premières rebelles de la charité, les précurseurs des travailleuses sociales qui oeuvrent à aider les «poqués» et les misérables. Elles doivent leur nom à une insulte: la population les accusait d’être saoules! En effet, «gris» voulait dire ivre. Replongeons-nous dans la situation sociale de l’époque. Cent ans après la fondation de Ville-Marie, Montréal n’est pas devenu la Nouvelle-Jérusalem d’Amérique à laquelle aspiraient les fervents catholiques qui l’avaient fondée. Ce ne sera pas pour vous pas une grosse nouvelle, mais les Montréalais, malgré l’importance de l’Église, n’étaient pas de moins grands pécheurs que les autres. La lie de la société, vagabonds, ivrognes, femmes de mauvaise vie, n’a alors personne pour s’occuper d’elle. Tel est le rôle que viendront jouer les Soeurs Grises qui, à force de frayer avec ces gens si peu respectables, auront leur part de mauvaise réputation.
L’OEUVRE DE MARGUERITE D’YOUVILLE
Rappelons que Marguerite d’Youville a eu une vie dure. Née en Nouvelle-France, à Varennes, elle tombe amoureuse à 21 ans. Son mari, François d’Youville, un ivrogne violent, la maltraite, lui fait six enfants, dont seulement deux atteignent l’âge adulte. Heureusement, la boisson finit par tuer son affreux époux… Elle travaille alors d’arrache-pied pour payer les dettes que ce dernier lui a laissées, tout en prenant soin de ses enfants et en s’occupant bénévolement des malades de l’Hôpital général. Les Sulpiciens remarquent son énergie et son dévouement. Trois jeunes filles nécessiteuses trouvent refuge chez elle: ainsi commence son oeuvre caritative auprès des déshérités. D’autres femmes rejoignent sa communauté, qui n’a encore rien d’officiel. Les élites de l’époque la détestent avec une hargne qui nous paraît totalement exagérée aujourd’hui. Côtoyer des clochards, c’est indigne de religieuses! juge-t-on. Certains vont même jusqu’à leur lancer des pierres! Quand leur maison d’hébergement de miséreux passe au feu, en 1745, la foule qui se masse autour des Soeurs Grises applaudit! Bon débarras!
S’imaginait-on que la misère cesserait ipso facto si l’oeuvre de Marguerite d’Youville disparaissait? Les «robes noires» ne les aiment pas, le corrompu Bigot, dernier intendant de la Nouvelle-France, les juge inutiles et nuisibles, et le seigneur de Beauharnois, par malveillance, leur fait perdre leur nouvelle maison… Ce qui force la future sainte et ses soeurs à se constituer officiellement en communauté et à investir un vieil hôpital décrépit dont personne ne veut plus (l’hôpital Charron, qui existe encore, rue Normand, dans le Vieux-Montréal). En 1753, c’est officiel, la congrégation des Soeurs de la Charité de Montréal est reconnue par l’Église. En 1984, le pape Jean Paul II fait de Marguerite d’Youville la première sainte née en Nouvelle-France. Quant à la misère humaine, elle n’a pas disparu. Oui, les travailleurs de rue, qui se frottent à la misère, à la crasse, à la folie, pour aider leur prochain, sont les héritiers spirituels de cette femme. La fondation des Soeurs Grises a marqué chez nous l’apparition de la charité publique organisée.