L’art d’emmerder tout le monde
Je ne sais pas si Simon-Pierre Beaudet vous dit quelque chose. Il a tenu trois blogues de 2003 à 2016, La conspiration dépressionniste, 1924 et Fuck le monde. Certains de ses textes ont aussi frappé de plein fouet leurs cibles: la quétainerie, l’imbécillité, l’insignifiance, la surconsommation, le nombrilisme, l’embourgeoisement des quartiers, et j’en passe. Si j’étais encore éditeur, je me serais battu pour le publier. Parce que je me considérais, moi aussi, marginal par rapport à mes collègues éditeurs. D’ailleurs, la maison d’édition qui le publie, Moult, se targue «d’instaurer un rapport de désolidarisation entre elle et le milieu littéraire» et elle a déjà pris ses distances avec Nouveau Projet, la Peuplade ou le Quartenier, trois lieux d’édition à la mode.
Il faudra aux lecteurs un moral à toute épreuve pour traverser cette trentaine de textes, chroniques, coups de gueule, essais. Il faudra être capable d’en prendre, avoir un bon sens de l’autodérision, une capacité à se remettre en question dans ses habitudes de vie et ses croyances. Car Beaudet nous met joyeusement le nez dans nos travers. Prenez ce texte qui ouvre le recueil, Désillumi
nations - Une visite chez Wal-Mart . Pour quelqu’un qui n’a jamais mis les pieds dans ce genre de méga magasin, avec ses 10 kilomètres carrés de surface et son stationnement gigantesque, le choc dépressif est extrême. J’apprends que les vacanciers en Winnebago, plutôt que de se retrouver en pleine nature, viennent camper dans le parking du Walmart et qu’ils peuvent même prendre une douche à l’intérieur du magasin, puis qu’ils iront déjeuner dans un McDo ou un Burger King. Je vous avais prévenu, ce n’est pas une lecture joyeuse, typique des lectures de vacances, et la découverte de cette réalité insoupçonnée m’a profondément déprimé.
CARICATURAL ?
Bien sûr, parfois c’est gros et caricatural, comme dans cette chronique sur le débat autour de la charte. Un professeur de cégep, un peu caricatural, parfois simpliste, parfois brillant, banalise le port du voile chez les femmes musulmanes. «Je m’en câlisse, ok…» Un peu simple comme analyse.
Parfois, c’est cruel, comme dans le texte sur le Canada. L’auteur raconte que son rêve du pays québécois s’est effondré lorsque Jacques Parizeau a prononcé ces paroles à propos des votes ethniques, lors du deuxième référendum, en 1995. Ses amis accourent pour lui dire que Parizeau a accusé les immigrants de l’échec référendaire. Ce n’est pas exactement ce qu’il a dit, mais la perception est demeurée. «Je sais maintenant ce qu’il a dit ou ce qu’il a voulu dire, mais je me souviendrai toujours de la manière dont mes amis l’ont interprété et mon enfance politique s’est ainsi brutalement terminée. […] Le Québec n’est pas un pays, et ne le sera jamais. Le Canada non plus, quoi qu’on en dise.» Triste constat, qui relève un peu de la démission facile. José Marti, l’apôtre de la lutte d’indépendance à Cuba, ne disait-il pas: «Ceux qui n’ont pas l’honneur de se sacrifier pour la patrie devraient au moins avoir le courage de se taire devant ceux qui le font.» Ceci dit, cette chronique est aussi des plus jouissives.
L’auteur sera peut-être surpris de lire cette recension de son livre, somme toute positive, dans un journal qu’il a voué aux gémonies. Il dira sans doute «Fuck Lanctôt».