Le pont Victoria et la fin de l’insularité (1859)
Le 12 décembre 1859, Montréal cesse pour ainsi dire d’être une île... Chose que d’aucuns croyaient techniquement impossible, un pont ferroviaire traverse maintenant le Saint-Laurent. Dans le monde entier, mais surtout dans l’Empire britannique, on parle de cette prouesse d’ingénierie sans précédent comme de la « huitième merveille du monde ». Le pont Victoria est alors le plus long pont ferroviaire du monde : près de 2,8 km !
Pendant l’inauguration, en août 1860, c’est le jeune prince de Galles qui est présent au nom de la reine, sa mère, qui donne son prénom à l’ouvrage : Victoria. Cette dernière est endeuillée par la mort de son mari et, déprimée, ne quitte pas le palais. Pendant cette cérémonie solennelle, en présence du futur Édouard VII, une foule immense de Canadiens français s’est amassée, brandissant des drapeaux tricolores, pour chanter La Marseillaise. Mgr Bourget, le chef de l’Église, fait alors sonner toutes les cloches de la ville aussi fort que possible : le bruit est si assourdissant qu’il couvre le tumulte de ces républicains qui veulent saboter les honneurs réservés au prince… Les adversaires de l’Église et de la Couronne auront leur revanche symbolique avec le pont Jacques-Cartier, ouvert à la circulation le 14 mai 1930, et dont les fondements jouxtent l’ancienne prison du Pied-du-Courant où – rappelons-le – furent pendus les Patriotes quelque 90 ans plus tôt. Précisons aussi que la communauté anglophone a longtemps résisté à l’idée de donner à ce pont un nom rappelant la Nouvelle-France… Ils ont même longtemps parlé de « Harbour Bridge » pour éviter de prononcer un mot français. Une pétition lancée en 1934, à l’occasion du 400e anniversaire de l’arrivée de Jacques Cartier au Canada, a eu raison de ces réticences.
LA CONSÉCRATION
Certes, on a encore du mal à réaliser le tour de force incroyable que fut le pont Victoria, avec ses 3000 ouvriers, il y a presque 160 ans, à une époque où l’on en était encore au télégraphe, où l’on n’avait pas encore de tramway et où l’on ne se doutait pas que le moteur à explosion permettrait de créer l’automobile. C’est alors, si l’on peut dire, que Montréal a eu sa piqûre des grands travaux… qui donnera la fièvre à tout le Québec. Pour l’homme fort à qui le port de Montréal doit son succès, John Young, un ennemi acharné des républicains qui a levé des milices pour combattre les Patriotes, le pont Victoria, qu’il appelait de ses voeux, est la consécration. C’est l’apogée du génie britannique à Montréal ! Certes, les Canadiens étaient exclus de ce projet ou n’en étaient que les humbles ouvriers. Mais avec un port dont les affaires sont florissantes depuis que le chenal est assez profond pour permettre le passage de transatlantiques, et avec ce pont qui relie désormais Montréal au reste de l’Amérique tous les jours de l’année, le régime britannique peut se vanter d’avoir négocié le virage industriel avec succès. Montréal fait désormais partie des grandes villes nord-américaines et s’illustre comme la capitale industrielle du Canada. Avec le pont Victoria, on peut commencer à qualifier Montréal, comme nous le faisons aujourd’hui sans même y penser, de « métropole ». Autre conséquence de l’érection du pont Victoria et de tous les autres ponts qui ont suivi : nous avons tendance à oublier que nous sommes sur une île !