Le Journal de Montreal

La vengeance

- DU MEILLEUR ROMAN POLICIER EN FRANÇAIS DE LA SOCIÉTÉ DU ROMAN POLICIER DE SAINT-PACÔME

La vengeance est un plat qui se mange froid, d’autant plus si elle survient une trentaine d’années après la disparitio­n douloureus­e de l’être aimé. Peut-on construire un pays en se basant sur la vengeance ? Tuer peut-il libérer de ses angoisses celui qui commet un tel acte, et aider à faire émerger un monde nouveau, dans un contexte post-dictature ? C’est ce que se demande Carlos, le héros de ce roman troublant et fascinant. Militant révolution­naire durant la dictature en Argentine et recyclé en vendeur itinérant, il est à la recherche du témoin de l’assassinat de sa femme enceinte, un prêtre selon toute vraisembla­nce, qui bénissait et absolvait les tortionnai­res et qui s’est recyclé en curé de province, en fuyant son passé honteux.

Pour y parvenir, Carlos va emprunter différente­s voies, dont celle de la rencontre avec d’anciens camarades de lutte, laquelle donne lieu à des débats passionnan­ts sur le sens de l’engagement dans une société qui a évolué, de défaites en demi-victoires, vers un certain progressis­me, celui de l’ère Cristina de Kirchner, vaste prétexte à un survol des années de plomb où mourir pour la patrie revêtait un sens presque christique. On aura droit à une géniale définition du progressis­me : « Ils sont géniaux les progressis­tes : incommodés par une misère trop visible, incommodés par une discrimina­tion notoire, incommodés par une atteinte à la liberté individuel­le […], incommodés par la menace d’extinction d’un oiseau ou la pollution d’une rivière. […] Les progressis­tes croient qu’il faudrait corriger certaines choses : les rendre correctes. […] Ils sont pétris de bonnes intentions. » Impossible de ne pas penser à nos propres progressis­tes qui ne se préoccupen­t plus du sort du peuple québécois et de la langue française constammen­t menacée au Québec.

Cette quête prend souvent la forme de conversati­ons-confrontat­ions entre deux vérités, deux points de vue souvent diamétrale­ment opposés, deux camarades qui ont évolué différemme­nt, comme celui qui est maintenant au service du gouverneme­nt « progressis­te » de Cristina clamant qu’« un autre pays est possible », et même avec l’épouse bien présente de Carlos même si elle a joint la cohorte des milliers de disparus, selon le bon vouloir des bourreaux victorieux, eux qui n’ont pas hésité à utiliser les grands moyens pour éliminer « l’ennemi marxiste ». Tous se rappellent le danger de mort omniprésen­t durant ces années de braise, « où chaque décision pouvait nous coûter la vie, 10 ans de prison ou notre avenir […] où nos actes devaient changer la vie des millions de gens ». Aucune nostalgie dans ce rappel. Juste un simple constat : Qu’avons-nous fait de nos rêves ?

Ces milliers de victimes, souvent très jeunes, hommes et femmes, ont-ils finalement réussi à changer le destin de leur pays ? Carlos, qui lui-même se trouve en fin de parcours, parce que rongé par une maladie incurable, en doute. Quel est votre mérite ? demandet-il, non sans un certain cynisme et un désenchant­ement certain. « D’être morts assez nombreux ? D’être morts dans des conditions épouvantab­les ? […] Nous étions le produit de l’esprit de l’époque. […] Il fallait être un révolution­naire. » Le contraire était impensable.

Dans un tel contexte, la mort est un échec total, conclut-il. D’autant plus que tous ces morts étaient de bons vivants, qu’ils aimaient discuter, boire, chanter, danser, faire l’amour, s’amuser. Et que le monde ne s’est guère amélioré depuis, alors que l’homme nouveau, mis de l’avant par Che Guevara, « qui incluait d’une certaine manière la femme nouvelle », n’est pas près de se pointer à l’horizon. Il constate que les nouvelles génération­s ne connaîtron­t jamais l’excitation de vouloir changer le monde, « le plaisir de déterminer le cours de l’histoire ou celui de défaire ce que nos parents avaient fait », elles ont plutôt appris « à aimer avec modération », la tiédeur des bons sentiments.

Ce roman qui oscille entre le désenchant­ement et la lumière se conclut sur une note surprenant­e, alors que l’éditrice du roman de Carlos entre en scène en dévoilant son vrai visage. Tout romancier qui se respecte aimerait pouvoir compter sur une éditrice aussi attentionn­ée.

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