Le Journal de Montreal

LE CHOIX DÉCHIRANT DE COBY

L'historie d'un migrant à la frontière

- Benoît Philie BPhilieJDM benoit.philie@quebecorme­dia.com

Coby pleure. Sa famille et lui viennent de quitter New York avec l’intention de fuir le pays de Donald Trump pour de bon. Mais une fois rendus au fameux chemin Roxham, le policier posté à la frontière canadienne leur apprend qu’il y a des chances qu’ils soient renvoyés en Haïti. Des mots qui ont l’effet d’une bombe.

À quelques pas de la frontière, la famille hésite dans la douleur, les cris et les larmes pendant près d’une demi-heure. Doivent-ils laisser 15 ans de leur vie derrière eux et tout recommence­r au Canada avec seulement ce qu’ils ont réussi à entasser dans leurs valises ? Pourront-ils même rester au pays ?

Les parents et le grand-père de Coby décident de traverser, coûte que coûte. Lui, il rebrousse chemin, effrayé à l’idée de faire une croix sur la seule vie qu’il a vraiment connue.

Il regarde sa famille franchir le point de non-retour, baisse la tête et s’engouffre dans une voiture en direction de New York, à nouveau.

Voici le récit de cet Haïtien de 24 ans qui a dû prendre la décision la plus déchirante de sa vie.

L’ARRIVÉE À LA FRONTIÈRE

Mercredi, 18 h 30. C’est une fin de journée comme les autres au bout du chemin Roxham, dans l’État de New York.

Les migrants se succèdent sur cette petite route de campagne qui mène directemen­t au Canada. Coby est l’un d’eux.

Sa famille a parcouru 600 km en bus, en taxi et à pied avec d’énormes valises pour se rendre à la frontière.

Coby est avec son père, sa mère et son grand-père. Un taxi vient de les déposer sur le chemin Roxham : ils venaient de parcourir la route depuis Plattsburg­h, à 40 kilomètres de là.

Ils sont fébriles et nostalgiqu­es tous les quatre, mais tout de même souriants et confiants. S’ils ont décidé de quitter les ÉtatsUnis après 15 ans de vie à New York, c’est parce qu’ils craignent d’être déportés en Haïti en raison de la politique d’immigratio­n de Donald Trump.

« Ce sont 15 ans de notre vie qu’on abandonne, 15 ans de travail… et c’est tout ce qu’il nous reste », dit Coby, en montrant les valises sur le sol autour de lui.

Il explique que le renouvelle­ment de leur statut de protection temporaire, qui prenait normalemen­t quelques semaines, tarde cette fois depuis plus d’un mois. Ils ont reçu des lettres leur indiquant qu’ils devront peut-être retourner en Haïti. La famille a pris peur et a décidé de partir.

Coby a accepté de parler au Journal avant de passer la frontière, à condition de taire son nom de famille, et il préfère ne pas montrer son visage pour éviter de nuire à l’immigratio­n de sa famille au Canada.

Le jeune homme a la carrure d’un joueur de football. Casquette sur la tête, chemise carreautée, deux sacs en bandoulièr­e et une grosse valise à roulettes à la main.

Il parle créole, « un petit peu » français, mais surtout anglais, comme ses parents. Coby est « Américain ». Il a fait ses études à New York, a grandi dans le Queens. Il a l’accent des habitants de la Grosse Pomme.

Bien qu’il ait vécu les neuf premières années de sa vie en Haïti, il n’en garde que très peu de souvenirs, dit-il. Chez lui, c’est aux États-Unis et, aujourd’hui, il a le coeur gros.

« Je viens juste de commencer ma carrière dans l’investisse­ment immobilier et j’ai dû quitter mon emploi, mes amis. J’ai donné ma télévision, mes plus beaux vêtements de travail, explique-t-il. J’ai emporté à peine 5 % de toutes mes affaires avec moi ici. Maintenant, je dois tout recommence­r. »

Néanmoins, Coby n’a entendu que de bonnes choses sur le Canada. « C’est un pays accueillan­t où tout le monde est accepté. Mais on nous a dit que beaucoup de gens essayaient de s’y rendre maintenant et qu’il fallait se dépêcher », poursuit-il, avant de suivre sa famille jusqu’au petit passage de terre qui mène au Québec, quelques mètres plus loin.

LE DILEMME DE COBY

Une dizaine d’Haïtiens attendent déjà en ligne devant eux. L’assurance de Coby semble s’effriter à chacun de ses pas et sa posture change, comme si une corde invisible le retenait fermement depuis New York. Puis, vient le tour de sa famille.

« Comprenez-vous le français ou l’anglais ? demande le policier canadien, de l’autre côté de la frontière. Si vous passez ici, vous traversez illégaleme­nt au Canada. Vous serez mis en état d’arrestatio­n. Et vous ne pourrez pas retourner aux États-Unis. Pour passer légalement, vous devez vous rendre à la frontière de Saint-Bernard-de-Lacolle. »

On leur dit aussi qu’il y a des chances qu’ils ne puissent pas rester au Canada et qu’ils soient renvoyés dans leur pays d’origine à la fin du processus.

Coby n’en savait rien. Il était certain de pouvoir rentrer au Canada pour de bon, sans aucune condition. Il apprend maintenant qu’il sera peut-être renvoyé dans le pays où sa famille a été menacée par un groupe de criminels, dit-il.

Tout l’espoir qu’il portait quelques minutes auparavant cède sa place à l’anxiété. Sa voix tremble quand il demande à ses parents d’en discuter avant de traverser. À l’écart, ils parlent ensemble en créole pendant une dizaine de minutes et finissent par héler un taxi qui vient de déposer d’autres Haïtiens.

Ils veulent aller à la douane officielle, pour traverser légalement, mais le chauffeur de taxi leur conseille de le faire à Roxham. « C’est ici que vous devez passer. Tout le monde le fait. Les policiers vous intimident, ils ne disent pas la vérité. Tout va bien se passer », dit-il.

Coby n’en peut plus. C’est trop pour lui. Il fond en larmes. « Je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller, je ne veux pas y aller !» crie-t-il de toutes ses forces.

Sa mère, une grande dame au visage

sévère et aux cheveux tirés vers l’arrière, lui dit qu’il faut partir, qu’ils n’ont pas le choix. S’il veut retourner à New York, c’est sa décision. Coby hurle en s’accrochant à sa mère. Il dit a ses parents qu’il est jeune, qu’il a toute la vie devant lui et qu’il préfère risquer de rester aux États-Unis que de passer au Canada pour finir par être envoyé en Haïti de toute manière.

Son père, un homme dans la cinquantai­ne au regard sympathiqu­e, tente de retenir ses larmes. Il se cache le visage. Le grand-père reste impassible. Il ne dit pas un mot. Tout comme le chauffeur de taxi, les autres migrants et les policiers au loin, qui ne peuvent pourtant faire fi des hurlements du jeune au coeur déchiré.

Sa mère, sereine, lui dit qu’ils vont partir. Elle ouvre son portefeuil­le et lui donne une centaine de dollars pour la route du retour. Ils se font des adieux brefs mais intenses et partent chacun de leur côté. Coby, noyé dans ses larmes et le souffle court, se retourne pour voir sa famille passer au Canada. Il fait un signe de la main et s’engouffre dans une voiture.

Sur le chemin du retour vers Plattsburg­h, le New-Yorkais pleure bruyamment. Il se cache le visage, la tête tournée vers la fenêtre.

« UN HOMME DIABOLIQUE »

« Trump est un homme diabolique. Quel genre d’être humain peut vouloir diviser des familles comme cela ? » lance-t-il, en essuyant ses larmes.

« Qu’est-ce que je vais faire… Qu’est-ce que je vais faire », dit-il tout bas. Je n’ai aucune idée de ce que je vais faire. »

Il raconte qu’il a un frère de 27 ans, à New York. Il s’est marié à une Américaine et a donc les documents pour rester au pays. « Je vais aller chez lui », dit-il, car il ne peut pas retourner à l’appartemen­t où il vivait avec sa famille.

Selon Coby, ses parents et lui ont dû quitter Haïti il y a 15 ans après avoir été ciblés par un groupe de criminels. Son père et sa mère avaient une petite entreprise de constructi­on et ils devaient payer une taxe aux bandits pour continuer à l’exploiter, dit-il. Le jour où ils ont arrêté de payer, les menaces ont commencé. Son père a échappé à une tentative de kidnapping.

« Les gens qui se font enlever en Haïti, on les retrouve morts dans un champ », dit Coby. Pour lui, pas question d’y retourner.

Sur le chemin, entre deux sanglots, il téléphone à une connaissan­ce qui habite en Ontario, dit-il. « Je n’ai pas traversé… Je n’ai pas été capable. Ils m’ont dit que je risquais d’être renvoyé en Haïti », expliquet-il à la personne au bout du fil. À Plattsburg­h, un autobus en direction de New York est sur le point de partir à la station Greyhound. « C’est la seule bonne nouvelle de la journée », dit Coby, avant de déposer ses affaires dans la soute et de disparaîtr­e à l’intérieur du véhicule. Il est 20 h.

VERS LE CANADA

Pendant ce temps, le trafic ne cesse pas sur le chemin Roxham. « C’est continuel depuis quelques semaines », dit un chauffeur de taxi venu déposer une famille de quatre Haïtiens.

La nuit se passe comme d’habitude sur ce rang plongé dans la noirceur. Il est 3 h 50 du matin. Des phares apparaisse­nt au loin et le son des moteurs fait écho dans la campagne silencieus­e.

Trois voitures s’arrêtent tout près de la frontière. Du premier sortent six Haïtiens, dont deux enfants en très bas âge. Du second, une autre famille. Trois adultes, et deux enfants.

Ils parlent créole entre eux et semblent exténués. D’un bras, une mère traîne sa valise avec difficulté sur le sol, de l’autre, elle tient son poupon près de son corps.

« Nous arrivons de Floride. Nous allons au Canada », dit un des hommes avant de se diriger vers le petit chemin de terre qui mène en sol canadien.

Puis la portière arrière du troisième taxi s’ouvre. Dans la noirceur, on distingue une chemise carreautée, une casquette et la carrure d’un joueur de football. Cody est revenu.

« Je ne peux pas laisser ma famille derrière », dit-il en esquissant un sourire.

Il assure avoir pleuré toutes les larmes de son corps pendant les trois heures de route qui séparent Plattsburg­h d’Albany, où il est finalement sorti du bus pour reprendre le prochain en direction de Plattsburg­h, pour une seconde fois.

Il est maintenant 4 h du matin au chemin Roxham. Coby a encore peur, il l’admet, mais sa décision est définitive.

« Si on part, on part tous ensemble », ditil avant de poser le pied au Canada, où il a finalement rejoint sa mère, son père et son grand-père le lendemain matin.

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PHOTOS BENOÎT PHILIE Coby, vêtu d’une chemise carreautée, d’une casquette, un sac bleu et blanc sur l’épaule, s’apprêtait à traverser la frontière sur le rang Roxham mercredi. Son grand-père, portant une chemise bleu clair et un chapeau, n’a pas dit mot durant toute...
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