Le Journal de Montreal

Portrait du lecteur Alain Rey

On a profité des 50 ans du Petit Robert pour s’offrir tout un cadeau : parler de livres avec l’éminent linguiste Alain Rey, collaborat­eur de la première heure de ce célèbre dictionnai­re.

- KARINE VILDER

D’entrée de jeu, il y a une question qu’on ne peut s’empêcher de vous poser : pourquoi n’avezvous pas fait appel à un écrivain pour souligner les 50 ans du Petit

Robert, cette édition anniversai­re comprenant 22 oeuvres originales de l’artiste peintre française Fabienne Verdier ? La constructi­on d’une langue est un processus humain collectif très semblable au processus humain individuel qui survient lorsqu’un artiste crée. On s’est donc servi de ce parallèle pour montrer que la langue, de manière très obscure pour nous, crée sans arrêt. D’un point de vue éditorial, j’ai trouvé que le Robert était bien courageux, l’art abstrait étant plus apprécié en Amérique du Nord qu’en Europe… Afin d’illustrer l’emploi d’un mot, Le Petit Robert fait souvent appel à des citations tirées de la littératur­e. Pour les trouver, les membres de votre équipe lisent tous les romans qui sortent en librairie ? Ça serait beaucoup leur demander, parce que le nombre de livres publiés chaque année est assez considérab­le. La langue bougeant sans cesse, les lecteurs du dictionnai­re sont cependant chargés d’en repérer les nouveaux usages et, d’une année à l’autre, la littératur­e contempora­ine fourmille en effet d’exemples. Et de votre côté, que préférez-vous lire ? J’apprécie surtout les grands classiques, dont ceux de Stendhal, de Balzac et de Flaubert. Pour la perfection du style et la manière dont ils ont réussi à décrire la société dans laquelle ils vivaient. Mais à l’occasion, j’aime bien lire des polars intelligen­ts et bien écrits. Sur ce plan-là, Fred Vargas fait partie de mes auteurs préférés. De temps en temps, il m’arrive également d’avoir quelques bonnes surprises de personnes qui ont vadrouillé dans la francophon­ie. Je songe entre autres à Debout-payé, de l’Ivoirien Gauz. Un roman racontant avec une excellente maîtrise du français scolaire l’histoire d’un sans-papiers africain qui, après avoir gagné la France, deviendra gardien dans un supermarch­é. Y a-t-il un écrivain qui, depuis 50 ans, vous procure toujours autant de plaisir ? En fait, il y en a deux : Le Clézio et Modiano. D’un livre à l’autre, leur ouverture sur le monde parvient toujours à me combler. Vous ne favorisez donc que les livres écrits en français ? Comme tout le monde, je lis aussi des traduction­s. Autrement, je n’aurais jamais pu lire Cervantes ! Mais dans l’ensemble, je privilégie en effet tout ce qui se fait en français : jusqu’au 18e siècle, la France a été particuliè­rement prolifique et après, les romans écrits hors France se sont également ajoutés aux romans français. Ce qui fait déjà beaucoup, beaucoup de choses à lire. En tant que linguiste, quels sont les romanciers dont vous appréciez particuliè­rement le verbe ?

J’aime bien ceux qui font bouger la langue, alors je pense tout de suite à Rabelais. Le Tiers livre des histoires

de Pantagruel est magnifique avec sa formidable parabole des paroles gelées. Malgré l’opposition totale, il y a aussi Céline. Les romans de la fin comme Le pont

de Londres, sont toutefois plus difficiles d’accès, car ils sont complèteme­nt décarcassé­s au point de vue syntaxe… Avez-vous récemment été enchanté par un roman ? Eh bien oui : j’ai découvert La peine

du menuisier de Marie Le Gall, une auteure bretonne qui s’est penchée sur un terrible drame familial. Le texte est très beau. À part quel livre ou quel roman tous les amoureux des mots devraient-ils selon vous découvrir sans faute ? Le Petit Robert, C’est très difficile à dire, car je pense que chaque roman apporte quelque chose… Je pencherais donc plutôt du côté de la poésie, avec l’ensemble des poèmes de Mallarmé. Pour la richesse du vocabulair­e et la musique du verbe. Mais c’est un peu exigeant, quand même. Quand on a travaillé sur les 60 000 mots du dictionnai­re, il est peut-être plus facile de lire du Mallarmé !

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PHOTO PHILIPPE MATSAS – OPALE LEEMAGE
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