Le Journal de Montreal

300 milliards d’argent canadien dans les paradis fiscaux

L’auteur du livre La grande dérive explique comment les riches et les magouilleu­rs profitent du système

- Éric Yvan Lemay EYLemayJDM

Les Canadiens ont placé environ 300 milliards dans les paradis fiscaux au cours des années, soit autant que le budget annuel du pays. C’est l’un des constats troublants que fait Jean-François Cloutier, journalist­e de notre Bureau d’enquête, dans son livre La grande dérive, sorti en librairie au cours des derniers jours.

Dans votre livre, vous parlez de centaines de milliards qui sont cachées par les Canadiens dans les paradis fiscaux. Qu’est-ce que ça représente exactement ?

Il y a des estimation­s sérieuses et récentes où on parle de 300 milliards $ qui auraient été placés par les Canadiens dans les paradis fiscaux. Selon un professeur de la London School of Economics, 80 % de cet argent-là ne serait pas déclaré au fisc. Pour donner une idée de grandeur, 300 milliards $, c’est à peu près l’équivalent du budget canadien. Ce sont des sommes astronomiq­ues. Si on taxait cette somme, comme ça s’est fait dans d’autres pays, ça permettrai­t d’aller chercher l’équivalent de 15 % du PIB (produit intérieur brut) canadien.

Il y a un exemple particuliè­rement frappant que vous citez soit celui des îles Vierges britanniqu­es qui comptent à elles seules 450 000 compagnies. Comment est-ce possible pour d’aussi petites îles ?

Ce qu’on découvre quand on s’intéresse au offshore, c’est que chaque petite île a sa spécialité. Dans le cas des îles Vierges britanniqu­es, c’est l’incorporat­ion de compagnies offshore. Ce qui fait que l’oncompte 450 000 entreprise­s pour une population qui est bien inférieure. Il y a énormément de compagnies qui ne sont pas du tout opérantes. Ce ne sont pas de vraies compagnies, ce sont des écrans simplement, c’est du papier.

Est-ce qu’il y a des vedettes et des gens connus qui ont recours ou qui ont déjà utilisé les paradis fiscaux ?

Tout à fait, des vedettes du monde du sport, des arts, du monde des affaires ont fait affaire dans les paradis fiscaux. Dernièreme­nt, certains footballeu­rs vedettes en Europe comme Cristiano Ronaldo ou Lionel Messi se sont retrouvés dans le trouble avec les paradis fiscaux. Il y a un cas qui est bien connu, soit celui des Rolling Stones, qui ne paient à peu près rien en impôts grâce à un montage (financier) qui implique les Pays-Bas.

Il y a des gens qui ont fait de la prison pour de l’évasion fiscale dans d’autres pays, mais ce n’est pas le cas au Canada. Pourquoi ?

C’est assez frappant quand on regarde ça, de voir les efforts qui ont été faits par les autorités fiscales d’autres pays comme la France et les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne qui ont été très agressifs. Quand on regarde au Canada, le bilan est à peu près vierge. J’ai

demandé à Revenu Canada qu’on me donne des noms de gens qui sont allés en prison pour avoir caché de l’argent offshore et on ne m’a donné aucun cas. C’est très troublant, ça montre qu’il y a une sorte d’immunité pour les Canadiens qui cachent de l’argent à l’étranger.

Paradoxale­ment, vous qualifiez aussi le Canada de paradis fiscal. Que voulez-vous dire ?

Il y a un rapport du Sénat américain qui place le Canada comme un pays présentant des caractéris­tiques de paradis fiscal. Ce qui est assez remarquabl­e, c’est que dans les dernières années, il y a eu plusieurs mesures visant à attirer des entreprise­s et on se rend compte qu’on finit par ressembler à un paradis fiscal. De plus, quand on crée une compagnie au Canada, on n’a pas besoin de mettre qui est le véritable bénéficiai­re ultime de la compagnie. On peut dire que la compagnie appartient à deux actionnair­es qui sont eux-mêmes des sociétés-écrans. C’est parfois difficile de remonter la piste des véritables propriétai­res d’une compagnie canadienne. C’est de plus en plus utilisé par les fraudeurs à l’internatio­nal. On appelle ça du snow washing. Dans le fond, les fraudeurs utilisent le nom du Canada pour avoir une bonne réputation.

Pourquoi est-ce important de s’intéresser aux paradis fiscaux comme contribuab­les ?

C’est important parce que ça entraîne une perte d’argent réelle pour le Trésor public de plusieurs façons. De façon directe, parce qu’il y a des sommes d’argent qui ne sont pas déclarées. De façon indirecte, car ça crée une espèce de pression sur les gouverneme­nts pour ne pas trop taxer les plus riches et les grandes entreprise­s parce qu’ils savent qu’ils peuvent se déplacer très rapidement. Ça entraîne un problème de taxation, de rentrées fiscales au Canada. Et il n’y a pas de magie, il faut boucler le budget à un moment donné. Sur qui se tournent de plus en plus les autorités ? C’est sur les gens qui sont le moins à risque de se déplacer, de quitter le Canada et le Québec. On parle de la classe moyenne. Ces gens-là sont relativeme­nt captifs. Il faut payer les hôpitaux, les écoles et c’est vers eux qu’on se tourne.

Le crime organisé, notamment les Hells Angels, est présent dans les paradis fiscaux. Pourquoi ?

C’est essentiell­ement pour cacher de l’argent qu’ils (les motards) semblent être allés dans les paradis fiscaux. C’est sûr qu’un Hells qui aurait de l’argent dans un compte de banque au Québec, il y a un risque que la police mette la main sur ça. Une des options, c’est de cacher de l’argent dans les paradis fiscaux, à l’île Maurice ou dans les Antilles via des compagnies à numéro.

Il est plutôt simple d’ouvrir un compte dans un paradis fiscal. Comment vous y êtes-vous pris ?

On a facilement pu ouvrir un compte sans jamais nous déplacer dans un paradis fiscal. En quelques clics de souris, on a été capable d’ouvrir une compagnie au Belize qui avait un compte de banque à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. On a reçu une carte de crédit Mastercard au nom de cette compagnie qui était essentiell­ement une coquille. On a ensuite été capable de retirer de l’argent à Montréal avec cette carte. Il était très difficile pour les autorités de découvrir que nous étions derrière cette compagnie-là. On l’a fait avec quelques milliers de dollars, mais quelqu’un avec des millions aurait aussi bien pu le faire.

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