Le Journal de Montreal

Un dernier clin d’oeil de Réjean Ducharme

Réjean Ducharme a laissé une oeuvre considérab­le, non pas en termes de nombre, mais en importance pour notre culture. Il est à placer dans notre bibliothèq­ue, entre tendresse et désespoir, pour reprendre l’expression du poète Renaud Longchamp. Il est décé

- Jacques Lanctôt Collaborat­ion spéciale

Il est vrai que Réjean n’avait pas publié de roman depuis Gros mots, sorti en 1999. Nous étions nombreux à attendre le suivant. Mais on savait que Ducharme, malmené par la critique pour ses derniers romans, avait laissé entendre que les romans, c’était fini pour lui. De Gros mots, Renaud Longchamp avait dit qu’il fallait le lire debout, en marchant, « tant ce roman a été écrit pour les hommes aux semelles de vent, pour exorciser Exa, la muse désamusée de Johnny, le narrateur ».

UNE BOUTEILLE À LA MER

Rolf Puls, l’ex-directeur des éditions Gallimard à Montréal, explique en introducti­on à ce livre posthume les origines et l’insolite cheminemen­t de ce manuscrit, à mi-chemin entre l’oeuvre littéraire et l’oeuvre graphique. Parti de SaintIgnac­e-de-Loyola, où résidait à l’époque Réjean Ducharme, pour Paris, en mars 1966, il est revenu au Québec, à Montréal plus précisémen­t, en 2011, pour être finalement publié cinquante et un ans plus tard, quelques semaines après le décès de son auteur, en 2017. Une bouteille à la mer qui nous est finalement revenue.

Ce Lactume date de l’époque de l’écriture de L’avalée des avalés (19641965). Déjà on sent l’esprit caustique de Ducharme, qu’on retrouve dans les légendes accompagna­nt chaque dessin des deux parties de Lactume, une référence à

L’Océantume, son troisième roman. Pour qui veut saisir l’esprit ducharmien, cet ouvrage est intéressan­t à plus d’un titre, pour ses dessins coloriés au crayon de plomb et de couleur (peut-être des Prismacolo­r, les meilleurs à l’époque ?), mais aussi et surtout pour ses courts textes. Comme le dit Rolf Pulls, « s’y révèlent les thématique­s chères à Ducharme : l’enfance perdue, la duplicité des adultes, la difficulté d’aimer, la phobie du pouvoir, de toutes les formes du pouvoir, entre autres le pouvoir de la radio et de la “tévé”, ces “vendeuses de savon et de déodorant. Puons tous’’ ». On se trouve plongé dans les Trophoux avant l’heure, car ces oeuvres hétéroclit­es n’existaient sans doute pas encore physiqueme­nt.

Les dessins sont très souvent abstraits, avec des ovales, des ronds et beaucoup de triangles, de pointes, de flèches et des dents de scie. Qui s’y frotte s’y pique assurément, a dû dire l’auteur de L’avalée

des avalés. Mais au milieu de ces vitraux pointus, il y a souvent de l’espoir, une sorte d’ouverture blanche, sans doute celle de l’enfance, qui triomphe au sortir du labyrinthe. D’ailleurs, dans un dessin sans ouverture, sans blanc, Ducharme écrit : « Je hais tous ceux qui veulent des choses en fer. » Ce dessin est un prélude de l’enfer sur terre. Finalement, Ducharme s’octroie « le prix Nobel de la désinvoltu­re ». Il le mérite amplement. Un très beau livre, sans doute le dernier, par lequel se faufile « une étoile toute croche ».

LE LACTUME /INÉDIT PRÉSENTÉ PAR ROLF PULS Réjean Ducharme Les éditions du passage

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada