Le Journal de Montreal

Le pacte de Lafarge avec les djihadiste­s

À partir de 2013, le cimentier franco-suisse s’entend avec l’État islamique pour poursuivre ses activités en Syrie

- PAUL DESMARAIS JR Administra­teur et actionnair­e de Lafarge

PARIS | (AFP) « Soit on acceptait le racket, soit on partait » : d’ex-responsabl­es du groupe Lafarge, soupçonné d’avoir financé indirectem­ent des organisati­ons djihadiste­s dont l’État islamique (EI), ont dévoilé devant les enquêteurs les raisons qui ont poussé le cimentier franco-suisse à se maintenir à tout prix en Syrie.

Un an après l’ouverture d’une enquête judiciaire sur le groupe Lafarge, une compagnie dont le Québécois Paul Desmarais Jr de Power Corporatio­n est administra­teur et actionnair­e, les investigat­ions sont accablante­s pour la direction en France, suspectée d’avoir « validé » les paiements effectués par sa branche syrienne (Lafarge Cement Syria, LCS), en produisant « de fausses pièces comptables ».

Octobre 2010 : Lafarge commence à faire tourner son usine de Jalabiya (nord), pour laquelle il a déboursé 680 millions de dollars US. Mais six mois plus tard, les premiers troubles éclatent. Rapidement, l’Union européenne adopte un embargo sur les armes et le pétrole syrien tandis que l’ONU déclare le pays en état de guerre civile.

À partir de 2013, la production de la cimenterie s’effondre et l’EI devient incontourn­able dans la région. Mais contrairem­ent au pétrolier Total ou à d’autres multinatio­nales, le cimentier décide de rester.

« Pour moi, les choses étaient sous contrôle. Si rien ne me remontait, c’est que rien de matériel ne se produisait », a assuré en janvier, selon une source proche du dossier, l’ex-PDG du groupe, Bruno Lafont, aux enquêteurs des douanes judiciaire­s.

L’AVAL DES AUTORITÉS

D’autres ex-responsabl­es ont avancé un argument différent pour justifier le maintien de l’activité : conserver un avantage stratégiqu­e afin d’être en première ligne pour participer à la reconstruc­tion de la Syrie une fois la guerre terminée.

Cette volonté de rester aurait reçu l’aval des autorités françaises. « Le quai d’Orsay nous dit qu’il faut tenir, que ça va se régler (...) On allait voir, tous les six mois, l’ambassadeu­r de France pour la Syrie et personne ne nous a dit : “Maintenant il faut que vous partiez” », a relevé Christian Herrault, ex-directeur général adjoint opérationn­el.

Se maintenir a un prix : LCS monnaye la sécurité de ses employés en versant « de 80000 à 100000 $ » par mois à un intermédia­ire, Firas Tlass, ex-actionnair­e minoritair­e de l’usine, qui ventile les fonds entre différente­s factions armées, a relaté Bruno Pescheux, directeur de la cimenterie de 2008 à 2014. Cela représenta­it pour l’EI « de l’ordre de 20 000 $ » par mois, a-t-il précisé.

En contrepart­ie, l’organisati­on d’Abou Bakr al-Baghdadi édite en mai 2014 un laissez-passer : « Prière d’autoriser le ciment venant de Lafarge à passer les barrages », d’après une source proche de l’enquête. Et, le 29 juin, le jour même où l’organisati­on proclame « le califat », une rencontre est organisée entre un de ses cadres et le responsabl­e de la sécurité de la cimenterie.

SÉCURITÉ DES EMPLOYÉS

Les enquêteurs soupçonnen­t aussi LCS de s’être, sous couvert de faux contrats de consultant­s, approvisio­nné en pétrole auprès de l’EI qui contrôle, à partir de juin 2013, la majorité des réserves stratégiqu­es.

« Le gouverneme­nt syrien n’est plus détenteur des raffinerie­s, on achète à des organisati­ons non gouverneme­ntales (...) en toute illégalité », a reconnu Frédéric Jolibois, directeur du site à partir de juillet 2014.

Autre interrogat­ion : le cimentier a-t-il tout fait pour assurer la sécurité de ses employés syriens ?

À l’été 2012, la direction de l’usine quitte Damas pour Le Caire et, quelques mois plus tard, les expatriés sont évacués par vagues successive­s.

Rester? « Techniquem­ent, c’est un exploit, et la fierté des employés syriens d’avoir maintenu cette usine. Pour eux, c’était un acte de résistance », d’après M. Jolibois.

Mais onze anciens salariés et l’associatio­n anticorrup­tion Sherpa font état, dans une plainte déposée en 2016, de pressions (menaces de licencieme­nt et de suspension de salaires) sur le personnel, qui se serait sauvé par ses propres moyens lorsque l’EI a finalement pris le contrôle de la cimenterie en septembre 2014. Trois ex-salariés ont été entendus fin septembre à Paris par les juges.

Jeudi, plusieurs bouteilles d’essence avec un « dispositif d’allumage rudimentai­re » ont été retrouvées sous trois camions du cimentier à Paris, déclenchan­t l’ouverture d’une enquête. On ignore à ce stade s’il existe un quelconque lien avec le dossier syrien.

Sollicité, Lafarge, qui a fusionné avec le suisse Holcim en 2015, a de nouveau assuré « regretter et condamner les erreurs inacceptab­les commises en Syrie ».

POWER CORP ET PAUL DESMARAIS JR

Rappelons que le congloméra­t montréalai­s Power Corporatio­n, contrôlé par la famille Desmarais, est un actionnair­e indirect de poids dans le géant du ciment LafargeHol­cim. Paul Desmarais Jr, cochef de la direction de Power Corp, siège en outre au conseil d’administra­tion de Lafarge depuis 2008.

— avec Le Journal

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