Histoire et mémoire
La survivance n’a pas la cote. Elle est inconfortable. Elle est synonyme d’échec. On veut vivre pleinement et cesser de survivre. Cesser d’être dans un sursis permanent. Cesser de naître et de vivre en colonisé, pour reprendre l’expression de Christian Saint-Germain. On veut se comparer aux autres nations souveraines. Par exemple, la France ou l’Allemagne ou l’Italie ne sont pas en mode survie. Même la Catalogne ne serait pas en mode survie, elle serait plutôt en mode indécis, malgré la victoire du OUI au référendum.
Pourtant, si nous sommes encore ici, en cette terre d’Amérique, à revendiquer notre langue française, à lutter pour notre territoire, nos droits, notre identité québécoise, c’est grâce à nos ancêtres qui n’ont jamais baissé les bras, même si certains se sont perdus dans toutes sortes de compromissions et d’abdications, à partir de 1840, en acceptant l’Acte d’Union pour assurer notre avenir.
L’historien Éric Bédard se défend donc, dans son nouvel ouvrage, de prendre parti et de distribuer de bonnes notes aux uns ou aux autres. Il dit vouloir « rendre compte du brouillard qui enveloppait les acteurs de cette époque et faire état des véritables options politiques qui s’offraient à nos élites en 1840 ». Malgré ses souhaits de neutralité – et ce n’est pas un reproche –, il ne peut cependant s’empêcher de pencher en faveur de ceux qui voient dans l’avènement d’un capitalisme marchand, essentiellement contrôlé par les Anglais, une forme de progrès et de modernisme, qui s’opposerait aux revendications nationalistes d’un Louis-Joseph Papineau et des patriotes de 1837-1838, plus tournées vers le passé.
RIEN DE PROGRESSISTE
L’historien Marcel Bellavance y voit tout le contraire. Selon lui, « le soulèvement de 1837 était tout à fait en phase avec le mouvement d’éveil des nationalités et un certain libéralisme politique et émancipateur », tandis que les nouveaux maîtres de la colonie ne sont que des bourgeois conservateurs favorisant l’individualisme, ce qui n’a rien de progressiste. On n’a qu’à penser aux luttes de libération qui ont lieu plus au sud, au Chili, en Argentine, en Équateur, au Pérou, au Venezuela, au début du 19e siècle, ou à Haïti, le premier pays d’Amérique à déclarer son indépendance en 1804. À la manière des caquistes qui aujourd’hui semblent privilégier la bonne entente avec les fédéralistes, une partie des élites canadiennes-françaises, après les échecs des rébellions de 18371838, se résigne à l’union des deux Canadas pour éviter le pire. Sauvons les meubles, semblent dire les réformistes, pour éviter notre disparition. Survivre devient la nécessité première. Mais ce faisant, ces élites assuraient la pérennité de leurs privilèges, abandonnant le peuple à ses rêves brisés. Et puis, chose non négligeable, elles louangeront les « bienfaits du régime constitutionnel britannique ».
UNE UTOPIE DU REMPLACEMENT
Cette idéologie de la survivance aurait constitué un immense frein à notre développement, à notre imaginaire alors en plein déploiement, selon l’historien-sociologue Gérard Bouchard – que l’auteur cite –, pour qui cette abdication autour de 1840 a freiné notre enthousiasme à créer une République du Nouveau Monde, à développer de nouvelles utopies, à conquérir, comme l’avaient fait les coureurs des bois au siècle précédent. Elle a favorisé un repli, une volte-face qui a fait du Canada français d’alors « une nation du monde ancien » qui a perduré jusqu’à la Révolution tranquille, au début des années 1960. « Ces lettrés, dit Bouchard cité par Bédard, auraient délibérément choisi de stopper cet éveil continental du peuple pour lui imposer une utopie du remplacement. »
À ce constat sans appel de Bouchard, Bédard oppose la vision de Fernand Dumont qui semble plus indulgent envers ces élites qui ont connu « l’incertitude tragique du présent ». Certains reprocheront à Dumont sa vision défaitiste de la condition québécoise.
Tout l’ouvrage d’Éric Bédard gravite autour de ces deux visions d’un même événement : l’Acte d’Union de 1840. Une question subsiste : qu’aurions-nous fait à leur place ? La réponse réside finalement dans l’étude de l’histoire, qui nous permet de nous pencher sur notre passé.
SURVIVANCE/HISTOIRE ET MÉMOIRE DU XIXE SIÈCLE CANADIEN-FRANÇAIS Éric Bédard Éditons Boréal