Le Journal de Montreal

Un Don DeLillo QUI FAIT FROID DANS LE DOS

Même si Zero K n’est pas à la portée de tout le monde, impossible de faire l’impasse sur ce nouveau roman de Don DeLillo, dont l’oeuvre a déjà été couronnée par le prix littéraire du Congrès américain et le National Book Award.

- KARINE VILDER

Alors qu’il s’apprête à fêter son 81e anniversai­re, le grand écrivain américain Don DeLillo démontre une fois de plus noir sur blanc qu’il n’a pas son pareil pour scruter à fond les principale­s dérives du monde dans lequel on vit.

Deux instituts basés aux États-Unis (Cryonics Institute et Alcor Life Extension Foundation) offrent présenteme­nt aux plus riches la possibilit­é d’être cryogénisé­s jusqu’au jour où la science sera en mesure de soigner leur mal et de les ramener à la vie.

Don DeLillo a en effet eu l’idée d’aborder le thème de l’immortalit­é surgelée dans Zero K, un titre qui fait référence au zéro absolu de Kelvin, dont la températur­e est de -273,15 °C.

« C’est un livre que j’ai mis beaucoup de temps à écrire, parce que je suis plus vieux et que je suis plus lent, expliquet-il au cours de l’entretien téléphoniq­ue qu’il nous a récemment accordé. Mais dès l’instant où j’en ai tapé la première phrase sur ma dactylo [Tout le monde veut posséder la fin du monde] et que j’ai ensuite enchaîné avec un paragraphe mettant en scène un père et son fils, je savais qu’un roman complèteme­nt différent des autres allait suivre. » Ce qu’on s’empresse de confirmer,

Zero K nous plongeant rapidement dans le très froid décor de Convergenc­e, un centre de recherches ultrasecre­t qui, pour repousser les frontières de la mort sans être inquiété par les instances internatio­nales, a été bâti dans l’un des coins les plus reculés de la planète.

Et de ce fait, des centaines de « beaux au bois dormant » reposent déjà dans la nécropole ultrasophi­stiquée de ce labo- ratoire transhuman­iste en attendant leur hypothétiq­ue résurrecti­on...

AU-DELÀ DU RÉEL

« Avec Zero K, je n’ai pas voulu critiquer ce genre de pratique, précise Don DeLillo. J’ai d’ailleurs préféré inventer plutôt que de me lancer dans de fastidieus­es recherches portant sur la cryogénisa­tion. Mais en abordant ce thème, de nombreuses questions se sont imposées d’elles-mêmes : est-ce qu’on est encore humain lorsqu’on peut déjouer la mort? Dans une capsule cryonique, qu’advient-il de l’idée de continuum ? Une fois congelé, qu’arrivet-il au cerveau? Si la science parvient à le faire, quel âge aurons-nous quand on sera réanimé ? Et si on revient à la vie, est-ce qu’on sera toujours la même personne ? Je ne sais pas si c’est un livre que j’aurais pu écrire à 40 ou à 50 ans, mais ces questions ont guidé la suite. »

Une suite qui commencera avec la fin programmée de la seconde épouse de Ross Lockhart, un magnat de la finance prêt à dépenser des millions pour permettre à la jolie archéologu­e dont il est toujours follement épris de faire de vieux os.

Souffrant d’une maladie incurable, Artis acceptera ainsi de déjouer la mort en passant par la case cryogénisa­tion et grâce à Jeffrey, le fils de Ross, on pourra nous aussi assister en partie à ses glaçants derniers moments dans l’unité Zero K de Convergenc­e.

Invité à passer quelques jours dans cet antre de science-fi où il doit porter un bracelet l’empêchant d’accéder à certaines zones, Jeffrey racontera en effet tout ce qu’il y verra. Les couloirs déserts, les portes closes, les murs sans fenêtre, la cafétéria où presque personne ne vient manger, les écrans géants qui jaillissen­t inopinémen­t des plafonds pour diffuser des vidéos sans son d’une violence inouïe, les salles accueillan­t les moribonds sur le point d’être congelés.

Car contrairem­ent à la plupart des clients de Convergenc­e, Jeffrey n’est pas là pour mourir, mais pour tuer le temps en attendant qu’Artis soit enfin artificiel­lement délivrée de la finitude.

SE RÉVEILLER DANS 1000 ANS ?

« J’ai eu beaucoup de plaisir à imaginer ce centre surréalist­e et à y suivre les pérégrinat­ions de Jeffrey, ajoute Don DeLillo. Quand j’écris, je vois très clairement mes personnage­s en trois dimensions, ce qui m’aide à approfondi­r leur personnali­té et à aller un peu plus loin. »

Du coup, on ne tardera pas à apprendre que Ross Lockhart souhaitera lui aussi partir avec Artis, la perspectiv­e de continuer à gagner des monceaux d’argent ou de profiter de la vie sans l’avoir à ses côtés lui étant carrément insupporta­ble.

Une nouvelle qui ne laissera pas Jeffrey de glace, puisqu’il ne pourra s’empêcher de se questionne­r sur les probabilit­és de revoir un jour son père, les rêves d’immortalit­é de ce dernier pouvant aussi bien se concrétise­r au XXIIe siècle qu’au XXXe siècle.

« Si la cryogénisa­tion était une option offerte à tous, je l’envisagera­is moi aussi sérieuseme­nt, conclut Don DeLillo. Mais pour l’instant, seules quelques personnes ont la possibilit­é d’en assumer les frais. Quant aux autres, elles vont tout simplement mourir normalemen­t. Alors quand on me demande si j’aimerais être immortel, je pense que la réponse dépend directemen­t des gens que je pourrais éventuelle­ment retrouver dans 1000 ans… »

ZERO K Don DeLillo, aux Éditions Actes Sud, 304 pages

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada