Le Journal de Montreal

Des bénéfices qui risquent de partir en fumée

- MARWAH RIZQY

LA NAISSANCE D’UNE NOUVELLE INDUSTRIE NOUS DONNE UNE OPPORTUNIT­É UNIQUE DE MIEUX FAIRE LES CHOSES. — Marwah Rizqy

L’une des promesses phares de la plateforme libérale fédérale de 2015 était la légalisati­on de la marijuana, dont un des buts était sans doute de séduire un électorat jeune et plus à gauche. Alors que plusieurs défendaien­t une simple décriminal­isation (incluant le NPD), Justin Trudeau répétait alors qu’il était essentiel de franchir le pas supplément­aire et de légaliser afin « d’enlever les profits des mains du crime organisé ».

Or, de récentes révélation­s publiées lundi indiquent que 40 % du financemen­t de l’industrie naissante du cannabis légal pourrait provenir des paradis fiscaux, essentiell­ement des îles Caïmans.

UN PARADIS SOUS LE SOLEIL

Les îles Caïmans, rappelons-le, sont considérée­s par les experts comme le tout-inclus ultime pour les entreprise­s cherchant un forfait de vacances fiscales : taux d’imposition de 0 %, aucune exigence d’activité substantie­lle, anonymat et opacité complète. En bref, un véritable paradis sous le soleil.

Même si le Canada a signé avec ce pays un accord d’échange de renseignem­ents fiscaux, cet accord demeure symbolique compte tenu du fait qu’il a été conclu avec un État dont la fonction publique est de trop petite taille pour avoir les moyens de collecter et d’échanger les véritables informatio­ns fiscales pertinente­s avec ses partenaire­s.

Ce n’est pas un hasard s’il existe sur papier plus de sociétés (100 000) aux îles Caïmans que d’habitants (60 000). À lui seul, le Ugland House, un immeuble banal de cinq étages, abrite près de 20 000 sièges sociaux. La réalité est que plusieurs de ces sociétés ne sont que des sociétés-écrans permettant de faire transiter l’argent loin des regards indiscrets, et surtout, loin du fisc.

Les paradis fiscaux n’attirent pas seulement les investisse­urs désirant éviter l’impôt plus élevé de leur véritable pays de résidence. Ils attirent également les politicien­s voulant cacher leurs avoirs et leurs intérêts (ou plutôt leurs conflits d’intérêts), les détenteurs de grandes fortunes désirant éluder l’impôt, des stars avides de discrétion fiscale et, bien sûr, le crime organisé.

Grâce au mécanisme de prête-noms et à l’absence de registre de véritables bénéficiai­res effectifs, les véritables détenteurs d’une société sont difficiles à identifier. Il est ainsi plus facile d’opérer sous le radar des autorités.

Mais, on le sait, l’argent ne dort pas sous le soleil. Tel qu’expliqué dans un brillant rapport rédigé par les économiste­s Joseph E. Stiglitz et Mark Pieth, les ultra-riches veulent profiter de leurs avoirs dans leur pays de résidence, comme les États-Unis, l’Angleterre ou le Canada. Et ils peuvent le faire aisément en investissa­nt dans l’immobilier ou à la bourse, par exemple, et ce en toute impunité.

UNE OPPORTUNIT­É UNIQUE

Soyons clairs, les révélation­s de lundi n’ont rien de surprenant. Les investisse­ments en provenance de paradis fiscaux existent depuis longtemps, dans toutes les industries.

Cependant, la naissance d’une nouvelle industrie nous donne une opportunit­é unique de mieux faire les choses et de relever les standards, toujours dans le but partagé par le premier ministre Justin Trudeau « [d’] enlever les profits des mains du crime organisé ». Mais encore faut-il se donner les moyens et outils pour atteindre ce noble objectif. Les révélation­s de lundi dernier démontrent que la cible a été potentiell­ement manquée, car aucune balise n’a été adoptée en ce sens dans le cadre législatif proposé.

ENCORE TEMPS D’AGIR

Avec un marché estimé à plus de 5,7 milliards de dollars par Statistiqu­e Canada, on comprend l’attrait de l’industrie légale du cannabis. Mais il faut éviter à tout prix que l’industrie ne devienne un nouvel eldorado pour une poignée de gens fortunés et d’organisa- tions criminelle­s internatio­nales bien à l’abri dans les paradis fiscaux.

Le temps est compté, mais il est encore temps d’agir. Le Sénat canadien, notamment, peut encore intervenir et jouer son rôle de garde-fou pour s’assurer que le cadre législatif soit renforcé pour s’assurer dès maintenant que les pratiques futures de cette industrie naissante soient exemplaire­s et sans reproche.

À titre d’exemple, le Sénat pourrait proposer des amendement­s visant à exiger un registre public des véritables actionnair­es des sociétés actives dans l’industrie, et carrément bannir toute entreprise pour laquelle il est impossible d’identifier la provenance des fonds.

L’opportunit­é de relever la barre plus haut pour une nouvelle industrie de plusieurs milliards de dollars risque de ne pas se représente­r de sitôt. Me Marwah Rizqy est professeur­e de fiscalité à l’Université de Sherbrooke.

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