Le Journal de Montreal

Le combat d’une grande brûlée

Brûlée au troisième degré par une marmite d’huile bouillante lorsqu’elle avait 12 ans, Adrianna Kluk porte encore les traces de ce traumatism­e sur son corps. Victime d’intimidati­on au secondaire en raison de ses nombreuses cicatrices, elle a vécu dans la

- DAVID RIENDEAU

« J’étais convaincue que personne ne pourrait jamais m’aimer » – Adrianna Kluk

Encore aujourd’hui, Adrianna Kluk panique chaque fois qu’elle sent l’odeur de l’huile brûlée. « Je deviens pâle comme un drap et je me sauve de la pièce. Les images de mon accident reviennent automatiqu­ement », confie cette Québécoise d’origine polonaise de 41 ans.

Le 25 novembre 1988, quelques secondes d’inattentio­n ont transformé sa vie à jamais. Ce jour-là, Adrianna préparait, comme elle en avait l’habitude, des patates à la polonaise dans une marmite remplie d’huile bouillante. Dans son insoucianc­e juvénile, elle a délaissé son ouvrage pour rejoindre sa soeur cadette dans la pièce d’à côté. « Quand nous avons senti l’odeur de la fumée, je me suis précipitée vers la cuisine. En voulant retirer la marmite, je me suis brûlée et je l’ai renversée. » Le contenu enflammé s’est aussitôt répandu sur le plancher. Prisonnièr­e de l’incendie, Adrianna s’est évanouie sous le regard horrifié de sa soeur. Les pompiers et les ambulancie­rs sont intervenus tout juste à temps pour la sauver.

L’équipe de l’hôpital Sainte-Justine a lutté pour maintenir en vie la jeune fille brûlée au troisième degré de la tête jusqu’au nombril. Elle est restée dans le coma pendant deux semaines. « Les docteurs m’ont dit que c’était un

miracle : j’avais 50 % de chances de survivre. » Hélas, le tribut à payer était lourd.

Adrianna a dû subir une greffe de peau sur sa poitrine, son cou et ses bras. En revanche, son visage n’a subi aucune opération, étant donné les grandes probabilit­és d’une guérison.

En plus de vivre avec des douleurs atroces, elle a été contrainte de porter une gaine de maintien pour sa nouvelle peau pendant deux ans. « Je souffrais sans comprendre pourquoi ça m’arrivait. Je ne voulais plus sortir de chez moi et encore moins aller à l’école. »

LONG PASSAGE À VIDE

Dès son entrée au secondaire, elle est devenue la cible d’insultes dans les corridors de l’école. En réaction à ce mauvais traitement, la jeune fille a développé un caractère explosif, négligeant ses études et bousculant ceux qui la dévisageai­ent. « Je n’arrivais pas à accepter ce que je voyais dans le miroir. J’étais convaincue que personne ne pourrait jamais m’aimer et que je ne pourrais jamais fonder de famille. » À 15 ans, Adrianna ne voyait plus la lumière au bout du tunnel : par deux fois elle a tenté de mettre fin à ses jours.

Sa mère l’a amenée consulter différents psychologu­es, sans succès. « Comment comprendre une chose qu’ils n’avaient jamais vécue? » D’un spécialist­e à un autre, Adrianna est atterrie dans le bureau d’une intervenan­te du CLSC de Pierrefond­s qui a su trouver les mots justes. Tout de suite, le courant est passé entre les deux femmes. Pour la première fois, elle sentait qu’elle pouvait se confier à quelqu’un. Au fil des rencontres, l’intervenan­te lui a fait comprendre que le suicide n’était pas une solution. « Un jour, elle m’a dit : deux chemins s’offrent à toi. Choisis lequel. » Adrianna a décidé de vivre.

Elle a continué de consulter cette intervenan­te pendant 10 ans, une période en « montagnes russes » marquée par le décrochage scolaire et les abus d’alcool. Retrouver confiance en elle, surtout face aux hommes, a été ardu. « Dans chacune de mes rencontres, je me dépêchais de montrer mes cicatrices. C’était à prendre ou à laisser. Dans le cas du père de ma première fille et de mon conjoint actuel, ça n’a jamais été un obstacle. Je me suis alors rendu compte que c’était moi qui créais une barrière. »

VOLER DE SES PROPRES AILES

À 25 ans, Adrianna s’est sentie prête à voler de ses propres ailes. « J’ai arrêté de me poser des questions et je me suis acceptée telle quelle. Tant pis pour les autres s’ils n’étaient pas contents ! » Après sa dernière rencontre avec son intervenan­te, elle lui a envoyé un énorme bouquet de fleurs et une carte de remercieme­nt. « Cette femme m’a sauvé la vie. »

Un an plus tard, Adrianna accueillai­t avec bonheur sa première grossesse. Pour elle, ce cadeau de la vie venait démentir les craintes qui la hantaient depuis son accident. Mais une grossesse, pour une grande brûlée, n’est pas une mince affaire.

À mesure que l’enfant grandissai­t en elle, la peau délicate de son ventre se dilatait, provoquant de vives douleurs. Les premiers mois suivant l’accoucheme­nt ont aussi été pénibles pour celle qui s’est retrouvée très tôt mère monoparent­ale.

« L’allaitemen­t était douloureux puisque certains tissus sont complèteme­nt brûlés, mais le plus déchirant a été de ne pas pouvoir la tenir dans mes bras, car ma peau était trop fragile. » À l’âge de 6 ans, sa fille a commencé à l’interroger à propos de ses cicatrices. « Cela a été très émouvant de lui raconter mon histoire, mais elle avait besoin de savoir pourquoi je ne pouvais pas la serrer contre moi. »

En dépit de ses craintes, la venue de sa deuxième fille, à 38 ans, avec son nouveau conjoint, s’est généraleme­nt bien déroulée. Cette fois-ci, sa peau avait suffisamme­nt guéri pour qu’elle puisse bercer son enfant sans souffrir. « Si ma première fille m’a apporté le bonheur de devenir mère, ma plus jeune m’a permis de vivre pleinement les joies de la maternité. »

VIVRE PLEINEMENT

En plus de son emploi de coordonnat­rice aux ventes chez Exceldor, Adrianna fait depuis deux ans du bénévolat pour l’organisme Entraide Grands Brûlés. Ses visites dans les hôpitaux appliquent un baume aux jeunes qui ont vécu un drame semblable au sien.

« À travers mon exemple, je veux leur montrer qu’il est possible de mener une vie heureuse malgré tout. Je me dis que si j’avais pu rencontrer un grand brûlé après mon accident, mon parcours aurait peut-être été plus facile. »

Malgré le passage du temps, Adrianna vit encore avec les séquelles de l’accident. Sa peau, extrêmemen­t sensible, ne peut être exposée au soleil en raison des risques liés au cancer. L’été, elle ne sort jamais sans mettre un large chapeau, une abondante couche de crème solaire et des vêtements longs, même par temps de canicule.

Aussi, certaines parties de son corps, comme ses doigts, saignent facilement par temps froid.

Cela dit, ces contrainte­s sont peu de choses en comparaiso­n des joies que lui a apportées sa famille.

« Souvent, je me demande ce qu’aurait été ma vie si je n’avais pas eu d’accident, mais ça ne sert à rien de se casser la tête avec cette question. Les épreuves que j’ai traversées m’ont rendue forte et me font apprécier plus que tout les moments que je passe avec mon conjoint et mes filles. »

« JE N’ARRIVAIS PAS À ACCEPTER CE QUE JE VOYAIS DANS LE MIROIR. »

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