Le Journal de Montreal

L’ère des « affaires » et du fruit irradié

- ANTOINE ROBITAILLE Chef du Bureau d’enquête au parlement de Québec @Ant_Robitaille c antoine.robitaille @quebecorme­dia.com

Comment résumer en une expression et un mot les (presque) 15 ans de pouvoir du Parti libéral du Québec ?

L’expression qui me vient est « fruit irradié ».

Tout au long de ces 15 ans, lorsque les questions constituti­onnelles et nationales étaient soulevées, la réponse a presque toujours été, « le fruit n’est pas mûr ».

Ce fruit fut irradié. Il ne mûrit pas ; ne mûrit plus. Lentement, c’est la question nationale elle-même qui a commencé à se dessécher.

Bien sûr, la Commission Gomery sur les commandite­s fédérales pro-Dominion injectera un peu de vie au souveraini­sme québécois, de 2004 à 2007, mais son effet politique s’estompera dès le dépôt du rapport.

Bien sûr, l’assèchemen­t du fruit avait commencé avant l’arrivée des libéraux de Jean Charest au pouvoir.

Le chef adéquiste – et maintenant collègue chroniqueu­r de la page d’à côté – Mario Dumont, a en 1998 réclamé un « moratoire » de 10 ans sur la question constituti­onnelle.

Déjà, il fallait d’urgence s’occuper des « vraies affaires ».

RETOUR DU BALANCIER, DU REFOULÉ

Et ce n’était sans doute pas vain. De la crise d’octobre de 1970 jusqu’au second référendum, en 1995, les grandes questions fondamenta­les (voulons-nous un pays ?,dans quelle fédération voulons-nous vivre ?) ont occupé le haut du pavé. Jusqu’à occulter les autres, plus prosaïques.

Le retour du balancier, voire du refoulé, était presque inévitable.

Après avoir plané dans les hautes sphères, il nous fallait redescendr­e sur terre.

Aussi, l’arrivée des libéraux au pouvoir en 2003 se fait dans la foulée d’un débat déchirant sur le « modèle québécois » : ses succès, mais aussi ses déficits, dettes et échecs ; dont le manque d’accès au système de santé, que Charest, de manière démagogiqu­e, promet de régler en un tournemain.

« Dans cinq ans, notre système de santé sera en forme et la population du Québec sera en meilleure santé », promettait-il dans son discours d’ouverture de juin 2003.

LES AFFAIRES ET L’ENTRETIEN

Deuxièmeme­nt, le mot qui me vient en tête pour résumer ces années, c’est « affaires ». Dans plusieurs sens.

« Vraies affaires », bien sûr. « Affaires », comme dans contrats publics, comme dans économie. Sans oublier qu’« affaires », en France, a une connotatio­n judiciaire, péjorative.

D’ailleurs, on sait que l’UPAC, création de l’ère Charest, soupçonne cette même ère d’avoir été le théâtre d’un financemen­t politique douteux, voire criminel.

L’ère Charest s’ouvre sur une volonté de repenser l’État québécois, de le mettre au régime. « Pendant combien de temps l’État québécois peut-il exiger davantage de sacrifices de ses citoyens que de lui-même ? » peste Jean Charest en juin 2003, toujours dans son fameux discours d’ouverture.

La chute du viaduc de la Concorde en 2006 changera tout. L’entretien des infrastruc­tures, cette autre « vraie affaire », négligée pendant les années constituti­onnelles-référendai­res, ressurgit.

Et l’État se lâche : des déluges de milliards seront empruntés et dépensés, au grand plaisir du monde des affaires.

Les libéraux jouent de chance : ce sera un « stimulus » économique, lancé avant le temps, qui permettra au Québec de passer avec une certaine aisance à travers la crise de 2008.

CÉSURE ET CONTINUITÉ

D’ailleurs, aux élections générales anticipées de décembre 2008 – celle des « deux mains sur le volant » –, le slogan du PLQ sera « L’économie d’abord, oui ». Clin d’oeil au « oui » à un autre référendum de l’adversaire péquiste ressuscité et… prélude involontai­re aux spectacula­ires performanc­es actuelles de l’économie québécoise.

Ce faisant, le « fruit » constituti­onnel reçoit une autre dose de radiation.

Contrairem­ent aux ères Gouin (du 23 mars 1905 au 8 juillet 1920) et Taschereau (du 9 juillet 1920 au 11 juin 1936), l’actuel long règne libéral compte une césure, le gouverneme­nt Marois (du 4 septembre 2012 au 7 avril 2014).

La mandat Couillard, sous le signe des « vraies affaires », est marqué par plusieurs continuité­s. Sur 33 membres du conseil des ministres actuel, 20 sont issus de l’ère Charest. Dont certains qui ont conservé le portefeuil­le perdu en 2012.

Il y a des ruptures, certes : le changement dans le financemen­t des partis semble avoir éteint le militantis­me du PLQ. Les affairiste­s se font aussi moins visibles.

Quant au « fruit », Philippe Couillard, périodique­ment, fait mine de vouloir le faire mûrir ; puis il abandonne, laissant l’impression que c’est là une « fausse affaire », moins importante que le progrès vers l’enracineme­nt, au Québec, du multicultu­ralisme canadien.

La question nationale peut-elle être encore être réactivée ? Formons-nous encore véritablem­ent une nation ? On en vient à en douter, tant le fruit a été irradié, notamment par toutes les « affaires ».

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Le 14 avril 2003, le citoyen Charest exprime son vote

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