Le Journal de Montreal

Le gros cash mène le monde

- SIMON-PIERRE SAVARDTREM­BLAY Blogueur au Journal Doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales et auteur

Selon des documents rendus publics cette semaine par Bloomberg News, de nombreuses organisati­ons de la société civile tentent de pousser Justin Trudeau à vouloir éliminer le chapitre 11 de l’ALÉNA dans le cadre des renégociat­ions du traité avec les États-Unis et le Mexique. Ce chapitre peut paraître complexe, mais il n’en est pas moins extrêmemen­t dangereux.

Aujourd’hui, les grandes entreprise­s peuvent annuler les décisions que nous prenons démocratiq­uement si elles estiment que leurs profits sont menacés.

Quel est le point commun entre une grosse compagnie industriel­le qui poursuit – avec succès – le Canada en 1997 à cause de l’interdicti­on d’un additif à carburant soupçonné d’être toxique, et une autre qui gagne contre Ottawa devant les tribunaux à cause d’une interdicti­on de l’exportatio­n de déchets contenant certains produits chimiques ?

Ou entre une corporatio­n alimentair­e qui l’emporte contre un Mexique reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons responsabl­es d’une importante épidémie d’obésité au pays, et une entreprise électrique qui obtient des millions de dollars du Guatemala pour avoir imposé une limite aux tarifs ?

Ou encore entre une multinatio­nale qui attaque l’Égypte pour une augmentati­on du salaire minimum, et une pétrolière-gazière qui cherche à renverser le moratoire du Québec sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent ?

DÉMANTÈLEM­ENT

Le point commun, c’est que toutes ces poursuites ont été rendues possibles par des accords commerciau­x permettant la « protection des investisse­urs étrangers ».

En gros, ça signifie que si une compagnie étrangère estime que le gouverneme­nt d’un pays où elle tente de s’enrichir adopte des pratiques qu’elle juge inacceptab­les, elle peut l’envoyer devant les tribunaux. Est-ce à dire que toute politique visant l’environnem­ent, la justice sociale ou la santé publique est susceptibl­e d’être démantelée ?

Le chapitre 11 de l’ALÉNA a été le premier à permettre de telles dispositio­ns, qui sont imitées dans presque tous les traités depuis.

Un rapport de l’ONU datant de 2013 montrait que, dans ce type de bataille devant les tribunaux, les gouverneme­nts avaient gagné dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprise­s, et le reste avait été l’objet de règlements à l’amiable. Ça veut donc dire que, dans 58 % des cas, de grosses entreprise­s ont pu renverser des lois démocratiq­uement adoptées parce que ça ne faisait pas leur affaire. Ou leurs affaires.

Ces statistiqu­es négligent cependant un aspect important, celui de la pression que font régner les menaces de poursuites sur les pouvoirs publics. Derrière les portes des ministères, on s’empêche très souvent de poser des actions qui vont dans le sens des besoins des citoyens, par peur de se faire attaquer.

Par exemple, en 2012, l’Australie a été poursuivie pour ses politiques antitabac par une compagnie de cigarettes. Pour éviter d’être également victimes de tels recours judiciaire­s, plusieurs pays ont renoncé à des mesures similaires.

POURQUOI VOTE-T-ON ?

On finit par se poser une question fondamenta­le : pourquoi vote-t-on si, dans les faits, les traités commerciau­x imposent aux gouverneme­nts la seule bonne ligne de conduite à suivre ? Pourquoi se donner la peine de discuter de nos choix de société si des entreprise­s à but lucratif peuvent aisément les renverser ?

Il est urgent de transforme­r le système et de faire passer l’être humain et la démocratie avant les profits.

 ??  ?? Justin Trudeau, qu’on voit ici en conférence de presse jeudi au sommet du Commonweal­th à Londres, reçoit de la pression du privé dans les négociatio­ns de l’ALÉNA.
Justin Trudeau, qu’on voit ici en conférence de presse jeudi au sommet du Commonweal­th à Londres, reçoit de la pression du privé dans les négociatio­ns de l’ALÉNA.
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