Le Journal de Montreal

La mafia et les motards voulaient importer 5000 kg de coke en bateau

- ERIC THIBAULT – Avec Maxime Deland, Agence QMI

C’était le plus ambitieux complot d’importatio­n de drogue de l’histoire du Canada.

Encore plus gros que celui ayant échoué le 18 novembre 1992, quand le pilote Raymond Boulanger a été arrêté après avoir posé son avion rempli de 4323 kilos de cocaïne à Casey, en Mauricie. Le clan Rizzuto avait perdu des millions de dollars lors de cette saisie de « coke » record.

Dans les mois suivants, la mafia a voulu « se refaire » en s’alliant avec les Hells Angels.

« Au début, on parlait de 5000 kg de cocaïne » en plus d’une quantité de 9000 à 18000 kg de haschisch, avait précisé en cour James Brunton, le procureur qui représenta­it la Couronne dans cette affaire.

Cette cargaison éléphantes­que de cocaïne aurait alimenté le marché montréalai­s durant un an et demi. Cette fois, la drogue n’arriverait pas par la voie des airs, mais plutôt par celle des mers.

POISSON ET DROGUE

Entre décembre 1992 et janvier 1993, quatre Hells du chapitre de Québec — Marius « Gus » Perron, André « Zoune » Imbeault, Daniel « Capoté » Beaulieu et Richard « Bob » Hudon — furent impliqués dans l’achat d’un bateau qu’ils ont payé 242000 $ à Terre-Neuve, spécialeme­nt pour l’expédition.

Les motards projetaien­t d’envoyer une cargaison légitime de poisson dans le Sud à bord du Arctic Trader, puis d’y ramener la drogue au Canada, selon des documents judiciaire­s du projet d’enquête Jaggy auxquels Le Journal a eu accès.

« Il était censé y avoir deux voyages : un premier pour la cocaïne, et finalement un deuxième pour aller chercher le haschisch », selon l’ex-procureur Brunton, qui est maintenant juge.

L’INVITÉ DES HELLS

Le 25 mai 1993, celui que la Couronne a qualifié d’« âme dirigeante du complot », le caïd mafieux Raynald Desjardins, est apparu dans l’enquête.

Les policiers en filature ont observé Desjardins arriver au bunker des Hells à Saint-Nicolas, puis repartir avec le chef des motards, Maurice « Mom » Boucher, en direction d’un restaurant, selon des documents de cour.

Desjardins — l’un des hommes de confiance du parrain Vito Rizzuto à l’époque — était « clairement en position d’autorité dans ses relations avec les Hells Angels de Québec », avait dit Me Brunton au tribunal. Quatre jours après son départ de Terre-Neuve vers les Antilles, le Arctic Trader est tombé en panne, le 2 juin. Le Hells Perron a dû dénicher un deuxième bateau à Terre-Neuve, le Fortune Endeavor, loué pour 75 000 $.

Le 12 juillet, celui-ci prenait le large avec six hommes à bord, dont Perron, qu’ils sont allés quérir la drogue au Venezuela, pour ensuite remettre le cap vers le Canada.

La drogue devait être ramenée sur terre à Shédiac, au Nouveau-Brunswick. De là, on devait la camoufler à bord d’un « camion de poisson » et la transporte­r à Bouchervil­le.

Les Hells et la mafia pouvaient alors rêver des 350 millions $ qu’ils auraient pu empocher avec la revente de cette cocaïne, selon les estimation­s policières.

À LA DÉRIVE

Ils ne se doutaient pas que cette manne tomberait à l’eau en raison d’une avarie et de l’espionnage d’un complice acadien à la solde de la police.

Le 6 août, la garde côtière à Halifax recevait un appel de détresse du Fortune Endeavor, dont le gouvernail ne répondait plus, dérivant à huit milles de la côte.

Le soir même, à Shédiac, « Zoune » Imbeault a dit à la « taupe » acadienne que l’équipage avait « paniqué » et largué la « coke » au fond de l’Atlantique sans relever sa position exacte.

La drogue était camouflée à l’intérieur de 10 tuyaux d’égout de 13 pieds de long, attachés ensemble et retenus au fond de l’océan par « un poids d’une tonne de chaîne et de plomb ».

Les Hells ont acheté un autre bateau, le Bad Boy, et toute la quincaille­rie afin de localiser et récupérer la précieuse cargaison : sonar, caméra, détecteur de métal, flotteurs et appareils GPS.

Cette pêche miraculeus­e a été confiée à Luc « Bordel » Bordeleau, un adepte de plongée sous-marine et membre des Rockers, le club-école des Hells parrainé par « Mom » Boucher.

PARTI « EN VACANCES »

Le 15 août, Imbeault et Hudon se réjouissai­ent en apprenant que Bordeleau avait repéré le trésor. Mais les motards n’ont jamais réussi à l’extirper des eaux. Neuf jours plus tard, les policiers frappaient le réseau en arrêtant 18 suspects. Ce n’est qu’en novembre 1994 que les Forces armées ont repêché les tuyaux contenant 740 kilos de cocaïne, au large de Sheet Harbour, en Nouvelle-Écosse.

Raynald Desjardins avait déjà plaidé coupable, écopant de 15 ans de pénitencie­r et de 150 000 $ d’amende.

Des peines variant entre 10 et 13 ans de pénitencie­r furent imposées aux Hells Hudon, Imbeault et Beaulieu, tandis que le plongeur Bordeleau s’en est tiré avec une de cinq ans. Seul Beaulieu est toujours membre du gang aujourd’hui.

Maurice Boucher n’a pas été inculpé. Le mois dernier, « Mom », déjà incarcéré à perpétuité pour les meurtres de deux agents correction­nels, s’est reconnu coupable d’avoir comploté pour faire tuer ce même Raynald Desjardins, en taule, en 2015.

Marius Perron a échappé à la GRC et n’a jamais été capturé vivant. Avant sa fuite, il avait appelé Beaulieu pour lui dire qu’il « gazait son char de bonne heure le lendemain matin » et qu’il partait « en vacances »…

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