Le Journal de Montreal

GABRIELLE, SOUS LE SOLEIL

- PAR NICOLE PROVENCE

Colline du Rajat, France

En ce bel après-midi de juin, le soleil brûlait délicieuse­ment ma peau. Le roman posé ouvert sur mon visage le protégeait de ses ardents rayons. Yeux fermés, bras en croix, je me laissais aller à la rare et douce langueur de ne rien faire. Juste le plaisir de lire. Un pur bonheur. Des pas résonnèren­t, une chaise grinça sur le carrelage, un soupir de plaisir glissa jusqu’à moi.

Le roman s’envola, je ressentis le feu sur mes joues. Puis un éclat de rire. – Maman, depuis quand Gabrielle Roy te sert-elle de parasol?

La silhouette noire de ma fille Noémie s’allongeait sur le sol, démesurée. Je clignais des yeux, la vue brouillée. La lumière éblouissan­te s’était infiltrée entre les branches des arbres qui ombrageaie­nt le ruisseau traversant notre propriété. De l’eau claire, toujours fraîche, dans laquelle j’aime plonger mes doigts quand je jardine. Les oiseaux viennent s’y baigner en pépiant, le crapaud, locataire des lieux depuis plus de six ans, s’abrite la nuit dans les fleurs humides qui le bordent. Il coasse tristement à la saison des amours. Parfois, au clair de lune, un chevreuil surgit des bois, bondit par-dessus les clôtures qui emprisonne­nt les champs, et vient s’y abreuver. Il guette un instant le silence, la tête haute, couronnée par les étoiles qui perforent le ciel sombre. Majestueux, il s’en va tranquille­ment brouter les salades de notre potager. C’est la magie de la nuit, on y assiste caché, en silence, le souffle suspendu.

Noémie attendait ma réponse. Le livre en main, elle tournait les pages, un texte sans illustrati­on. Les images étaient dans les mots. La main en visière, je lui souris : – Depuis que j’ai découvert, dans La

détresse et l’enchanteme­nt, le froid dont elle a souffert dans son enfance, alors que moi, j’avais si chaud. – Et tu aimes?

Je plongeai dans le souvenir des pages dégustées à petite vitesse pour mieux les apprécier. – Je me suis laissé emporter par le style d’une romancière que je ne connaissai­s pas. Pas plus que son Manitoba.

Aveuglée, je fermai les yeux. Les rayons m’embrasaien­t, mais je ne voulais pas me délivrer de ce cocon lumineux qui m’enveloppai­t. J’y puise mes forces, je me régénère quand je sens couler dans mes veines cet air liquide en fusion. Je suis une fille du soleil.

Noémie insista. – Dis-m’en davantage! – Je vogue sur ses phrases comme une barque légère au fil de l’eau. Les paysages naissent spontanéme­nt. Mais plus que l’écriture, je découvre une femme de forte volonté que rien n’arrêtera ni ne culpabilis­era tant qu’elle n’aura pas réalisé son rêve. – Alors, tu as aimé! – Beaucoup. Ses voyages en Europe l’ont menée jusque dans la Provence que j’aime tant.

L’air chargé du parfum des lavandes plantées l’an dernier arriva jusqu’à moi. Impérissab­le souvenir. – Je lui rendrai la politesse! J’irai découvrir le Nouveau Monde pardelà les océans, m’émouvoir à toutes les beautés qui s’offriront à mes yeux ; les arbres en feu de l’automne, le caprice des rivières en liberté et les vastes étendues de neige immaculée qui crisseront sous mes pas dans le silence glacé de l’hiver. – Tu t’en inspireras pour un prochain roman? – Oui, pour libérer ici avec mes mots les images emprisonné­es là-bas dans ma mémoire.

Il me reste quelques pages à lire avant de quitter Gabrielle Roy. Je caresse du regard son portrait peint sur la couverture du livre. Je souris, heureuse de savoir que d’autres romans viendront enrichir mon si bel été.

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Nicole Provence Les Éditions JCL

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