Le Journal de Montreal

Edgar et ses fantômes

- LISE RAVARY

Au-delà de sa mise en accusation pour attentat à la pudeur, on sait peu de choses au sujet de l’affaire Edgar Fruitier. Mais cette histoire de gestes à caractère sexuel qu’il aurait posés sur un garçon de 15 ans en 1976 soulève une question épineuse : doit-on faire un procès à un homme de 88 ans dont la vie aurait été par ailleurs exemplaire ?

Assistons-nous ici à un dérapage du mouvement #MoiAussi ?

C’est une question théorique, car une fois les propos de la victime rapportés, la justice doit suivre son cours. Mais doit-on pouvoir dénoncer 40 ans plus tard ?

AUTRES TEMPS, AUTRES MOEURS ?

Si trouvé coupable, je doute fort qu’Edgar Fruitier finisse ses jours derrière les barreaux. Le Canada n’emprisonne pas les vieillards. Leur détention occasionne plus de problèmes qu’elle n’a de bénéfices. De plus, le risque de récidive est faible.

Coupable ou non de ce qu’on appelait alors, avec plus de précision, un attentat à la pudeur, sa vie telle qu’il l’a vécue est terminée. Tout ce qu’il a fait de bien est désormais gommé. Fini la radio, les spectacles.

En comparaiso­n, l’ex-organisate­ur politique Gilles Cloutier, que l’on a connu à la commission Charbonnea­u, a été trouvé coupable à 77 ans de crimes sexuels et de violence sur une mineure et sa soeur, il y a 40 ans. Il a reçu un an avec sursis, dont 10 mois assignés à résidence.

Dans les années 60 et 70, la société portait un regard différent sur la pédophilie. La permissivi­té sexuelle des années soixante avait laissé des traces. Des groupes faisant la promotion de relations sexuelles entre hommes et garçons, le man-boy love, s’affichaien­t en public. Ils étaient interviewé­s à la télévision.

En 1990, lorsque ma collègue Denise Bombardier a dénoncé à l’émission de télévision française Apostrophe­s de Bernard Pivot le sulfureux défenseur de la pédophilie Gabriel Matzneff, auteur de l’ouvrage Les moins de seize ans, pour son livre Mes amours décomposés, une bonne partie de l’élite intellectu­elle a pris position contre elle.

Matzneff est un écrivain sérieux.

LETTRE OUVERTE

Cette réaction n’étonne pas quand on sait qu’en 1977, une lettre ouverte a été publiée à Paris en soutien à trois pédophiles condamnés à trois ans de détention pour « attentat à la pudeur sans violence sur mineurs de moins de 15 ans ».

Parmi les signataire­s, Simone de Beauvoir, JeanPaul Sartre, Philippe Sollers et, bien entendu, Gabriel Matzneff.

À cette époque, il y a eu au Québec quelques personnage­s connus, adulés même, dont la vie intime était émaillée de conquêtes sexuelles d’enfants. Tout le monde dans le bottin mondain était au courant. Tout le monde s’est tu.

#MoiAussi a rendu cela impossible, mais même en utilisant le Code criminel de l’époque, le tribunal peut-il juger un crime commis dans un climat moral différent ? Surtout quand l’accusé a 88 ans ?

Je n’ai pas la réponse et je fais confiance à la justice, mais je ressens néanmoins un malaise en pensant que ce dont on se souviendra d’Edgar Fruitier sera cette accusation pour un geste posé il y a 40 ans.

Même s’il est innocenté.

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lise.ravary @quebecorme­dia.com

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