Cachez cet intello que je ne saurais voir
Voici la une du magazine français L’Express de cette semaine. « Les intellos people. Ils sont beaux. Ils sont sur tous les plateaux. Et ils ont lu Kant. »
On y voit trois intellectuels français proéminents : Raphaël Enthoven, Natacha Polony et Raphaël Glucksman, qui sont en effet omniprésents dans les émissions de télévision de nos cousins outre-Atlantique.
Charles Grandmont, rédacteur en chef de L’Actualité, écrivait il y a quelques jours sur Facebook : « Ah ! nos cousins français... Amusons-nous un instant à imaginer une version québécoise ;) ».
Sauf que, cher Charles, ça ne sert à rien d’« imaginer une version québécoise » de cette une de magazine.
Ceux qui sont « sur tous les plateaux » au Québec, ce sont les humoristes. Ou alors des vedettes qui parlent de leur vie de vedette.
Ceux qui « ont lu Kant » ne sont jamais invités.
NIVELER PAR LE BAS
Au Québec, ceux qui sont capables de citer les grands philosophes sont boudés à Radio-Canada s’ils ne penchent pas du bon bord (voir le traitement réservé à mon collègue Mathieu BockCôté). Et dès qu’un invité ose utiliser des mots de plus de trois syllabes, il est ridiculisé.
De toute façon, imaginez un intello québécois invité à notre télévision d’État, par exemple, aux Échangistes : il se ferait poser des questions sur son gazon, ses chaussettes ou ses premiers amours.
Du côté d’ICI ARTV, j’avais de grands espoirs qu’une émission comme Pour emporter, avec France Beaudoin, qui commence aujourd’hui, serait l’occasion de rencontrer des personnages costauds, avec une réflexion en profondeur. Après tout, une entrevue d’une heure, c’est un luxe rare à la télé aujourd’hui.
Or, elle y recevra des invités qu’on voit déjà partout (comme Guy A. Lepage) ou dont on peine à comprendre la pertinence (comme le chroniqueur Louis T.).
DÉCEVANT
J’ai visionné les quatre premiers épisodes de cette nouvelle émission, et franchement, c’est décevant. Beaudoin est une excellente intervieweuse, attentive, à l’écoute. Mais on cherche le fil conducteur dans ces entrevues très axées sur les confidences.
Le thème est censé être les mots qui ont marqué les invités, mais les références aux livres se font en passant, sans qu’on approfondisse les oeuvres. Comme si on avait peur (ô scandale) de parler de littérature. On effleure le sujet pour vite aller vers les confidences sur la vie intime de l’invité.
On apprend, par exemple, que Serge Denoncourt n’aime pas se réveiller avec un amant qui « pue de la gueule », ou que, lorsque Patrick Lagacé se fait traiter de « pas bon », ça lui permet de garder les pieds sur terre et de ne pas devenir trop « narcissique » (sic).
Il faut attendre l’entrevue avec Frédéric Lenoir (qui a lu Kant, lui) pour avoir un peu de profondeur.
Pourquoi a-t-on si peur des grands esprits au Québec? Pourquoi n’y a-t-il pas plus de grands plateaux avec des historiens, des philosophes, des scientifiques, des chercheurs, des essayistes? On a fait la révolution (tranquille) pour se doter d’une élite intellectuelle « canadienne-française ».
Mais aujourd’hui, on la méprise… ou on la cache.
Au Québec, ceux qui sont capables de citer les grands philosophes sont boudés à Radio-Canada s’ils ne penchent pas du bon bord.