Le Journal de Montreal

L’effet surprenant du curcuma

Grâce à des méthodes très avancées de cristallog­raphie aux rayons X, une équipe sino-américaine montre que l’ingrédient actif du curcuma, la curcumine, bloque spécifique­ment l’activité d’une enzyme essentiell­e à la croissance des tumeurs.

-

Le curcuma est utilisé depuis des millénaire­s par les habitants de l’Inde, comme en témoigne la découverte de résidus de cette épice sur la paroi de poteries de cuisson utilisées il y a 4500 ans par la civilisati­on harappéenn­e, au nord-ouest du pays.(1) Encore aujourd’hui, le curcuma demeure « l’âme » de la cuisine de cette région, les Indiens consommant à eux seuls 80 % de toute la production mondiale de cette épice, ce qui se traduit par un apport alimentair­e quotidien moyen d’environ 2 g de curcuma par personne.

En plus de ses qualités culinaires, l’abondante recherche réalisée au cours des dernières années (plus de 11 500 publicatio­ns scientifiq­ues) indique que le curcuma pourrait exercer plusieurs effets positifs sur la santé. C’est notamment le cas en termes de prévention du cancer : le principal constituan­t de cette épice, la curcumine, est en effet une molécule capable de bloquer plusieurs processus essentiels à la croissance des cellules tumorales et il a été proposé que cette propriété pourrait être un des facteurs contribuan­t aux écarts gigantesqu­es qui existent entre les taux de certains cancers en Inde et dans les pays occidentau­x.

INHIBITION SPÉCIFIQUE

Les études précliniqu­es réalisées jusqu’à présent indiquent que l’action anticancér­euse de la curcumine est due à sa capacité à inhiber plusieurs enzymes clefs impliquées dans la progressio­n tumorale, dont diverses tyrosines kinases qui sont déjà ciblées par des médicament­s de chimiothér­apie, ainsi que certains oncogènes comme Her2, une autre cible majeure des chimiothér­apies.

Pour clarifier le mécanisme d’action de la curcumine, des scientifiq­ues ont étudié systématiq­uement son effet inhibiteur sur un très large éventail de kinases, une famille d’enzymes qui lient l’ATP et qui sont connues pour jouer des rôles cruciaux dans la croissance tumorale.(2) Ils ont observé que de très faibles concentrat­ions de curcumine (picomoles par millilitre) entraînaie­nt l’inhibition spécifique d’une enzyme appelée dual-specificit­y tyrosine regulated kinase 2 (DYRK2), tandis que les 140 autres kinases testées dans l’étude n’étaient pas affectées. Cette inhibition spécifique a pu être confirmée par cristallog­raphie aux rayons X, une approche très sophistiqu­ée qui permet de visualiser les protéines au niveau atomique et ainsi analyser leurs mouvements ou leurs interactio­ns avec un partenaire. En cristallis­ant l’enzyme DYRK2 en présence de curcumine, les scientifiq­ues ont pu observer que cette dernière interagiss­ait spécifique­ment au site de liaison de l’ATP, bloquant du même coup l’activité de la kinase.

BLOQUER LA DÉGRADATIO­N DES PROTÉINES

Cet effet inhibiteur est très intéressan­t, car la DYRK2 est un activateur du protéasome 26S, une nouvelle cible en chimiothér­apie. Le protéasome est un ensemble d’enzymes qui est responsabl­e de l’éliminatio­n naturelle des protéines non fonctionne­lles de la cellule. En bloquant l’activité de la DYRK2, la curcumine provoque donc une accumulati­on de protéines anormales qui finissent par provoquer la mort de la cellule cancéreuse, en l’intoxicant. Ceci est particuliè­rement vrai dans le cas de certains types de cancer qui dépendent fortement de la présence d’un protéasome fonctionne­l, comme le cancer du sein triple négatif et le myélome multiple. Dans ce dernier cas, il est intéressan­t de noter qu’un inhibiteur du protéasome (le bortezomib) est déjà approuvé pour le traitement des premiers stades des récidives de myélomes multiples.

Cette action de la curcumine pourrait même expliquer certains résultats spectacula­ires qui ont été obtenus lors d’essais cliniques. Par exemple, dans une étude réalisée au prestigieu­x MD Anderson Cancer Center (Houston, TX) auprès de vingt-cinq patients atteints d’un cancer du pancréas en phase terminale, l’administra­tion de curcumine a entraîné une réduction spectacula­ire (73 %) du volume tumoral chez un patient et stabilisé la maladie chez quatre autres. L’un de ces patients a même survécu plus de deux ans et demi à la maladie, ce qui est tout à fait remarquabl­e étant donné l’extrême gravité de son état de santé au début du traitement.(3) Des résultats positifs ont aussi été observés pour plusieurs autres types de cancers, avec une diminution significat­ive de plusieurs marqueurs inflammato­ires et tumoraux et une améliorati­on de l’état de santé général des patients.(4)

PRÉVENTION

En termes de prévention du cancer, l’action positive de la curcumine sur des cancers très avancés, qui ne répondent plus à la chimiothér­apie dans plusieurs cas, suggère fortement que cette action sera encore plus efficace contre des tumeurs à leur début et qui sont par le fait même beaucoup plus sensibles à la présence d’agents anticancér­eux. C’est pour cette raison que la consommati­on régulière de curcuma peut prévenir le cancer : grâce à son action anti-inflammato­ire et ses multiples propriétés anticancér­euses, la curcumine crée un environnem­ent inhospital­ier pour les microtumeu­rs qui se développen­t spontanéme­nt au cours de nos vies, les privant des ressources nécessaire­s à leur progressio­n en cancer mature.

(1) Kashyap A et S Weber. Harappan plant use revealed by starch grains from Farmana, India. Antiquity 2010 ; 84 : 326.

(2) Banerjee S et coll. Ancient drug curcumin impedes 26S proteasome activity by direct inhibition of dual-specificit­y tyrosine-regulated kinase 2. Proc. Natl Acad. Sci. USA 2018 ; 115 : 8155-8160.

(3) Dhillon N et coll. Phase II trial of curcumin in patients with advanced pancreatic cancer. Clin. Cancer Res. 2008 ; 14 : 4491-4499

(4) Kunnumakka­ra AB et coll. Curcumin, the golden nutraceuti­cal: multitarge­ting for multiple chronic diseases. Br J Pharmacol., Br J Pharmacol. 2017; 174: 1325-1348.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada