Un excès d’hygiène responsable de leucémies ?
Une hypothèse provocante propose que les perturbations du système immunitaire causées par un excès d’hygiène pourraient favoriser le développement des leucémies aiguës.
Les leucémies aiguës, particulièrement la leucémie lymphoblastique aiguë (ALL), représentent la principale forme de cancer pédiatrique et touchent environ 1 enfant sur 2000 jusqu’à l’âge de 15 ans. Bien que le traitement de la ALL représente l’un des grands succès de l’oncologie moderne, avec des taux de guérison qui atteignent maintenant 90 %, ces traitements demeurent traumatisants pour les jeunes patients et leur famille et peuvent être associés à certaines conséquences négatives pour la santé à long terme.
À l’heure actuelle, il semble très probable que le développement des leucémies aiguës se déroule en deux étapes : la première, qui se produit durant le développement embryonnaire in utero fait intervenir une mutation génétique (translocation de chromosomes, hyperdiploïdie) qui mène à l’apparition de cellules préleucémiques. Par contre, seulement 1 % des enfants qui naissent avec ces modifications génétiques vont éventuellement développer une leucémie, ce qui indique clairement que des facteurs postnataux jouent un rôle très important dans une seconde étape.
MICROBES PROTECTEURS
Plusieurs observations ont établi un lien entre les infections et le risque de développer une ALL. Dans un article de synthèse publié dans le prestigieux Nature Reviews Cancer, le Dr Mel Greaves, spécialiste de renommée mondiale des leucémies aiguës, propose que le moment où surviennent ces infections pourrait jouer un rôle crucial dans cette association, c’est-à-dire que les infections en bas âge seraient protectrices, alors que celles qui surviennent plus tard favorisent la progression de la maladie.
On sait par exemple que les enfants qui sont plus exposés en bas âge à des agents infectieux, par exemple ceux qui fréquentent très tôt une garderie, sont moins à risque de développer des leucémies aiguës. Même chose pour les familles comprenant plusieurs enfants : les aînés, qui grandissent seuls pendant les premières années de leur vie sont moins exposés à des agents infectieux que leur fratrie plus jeune et les études montrent qu’ils sont significativement plus à risque de ALL.
Selon le Dr Greaves, ce rôle protecteur des infections précoces est dû à une « bonne éducation » du système immunitaire : notre immunité a évolué pour faire face aux infections périnatales, très fréquentes et dangereuses pour la vie des enfants, et donc ultimement pour la survie de l’espèce. Avec l’amélioration constante des conditions d’hygiène, l’immunité n’est actuellement pas en contact avec suffisamment de microorganismes pour bien apprendre son rôle et distinguer adéquatement ce qui est dangereux (les pathogènes provenant de l’extérieur) de ce qui ne l’est pas (le corps humain en tant que tel).
Lorsque des infections surviennent plus tard, cette immunité « mal éduquée » ne répond pas de façon appropriée et active une série de phénomènes qui favorisent l’acquisition de mutations génétiques supplémentaires chez les cellules préleucémiques et leur évolution en leucémies aiguës.
LES PARADOXES DU PROGRÈS
Il s’agit donc d’un paradoxe des sociétés modernes : d’un côté, l’amélioration des conditions d’hygiène a considérablement réduit la mortalité infantile et joué un rôle de premier plan dans l’augmentation phénoménale de l’espérance de vie. De l’autre, l’exposition plus faible aux pathogènes de l’environnement peut entraîner des dysfonctionnements du système immunitaire qui sont responsables de la hausse constante de l’incidence des leucémies aiguës.
Il ne s’agit évidemment pas de revenir en arrière et de recréer les conditions d’hygiène déplorables qui prévalaient au cours des siècles précédents. Les bénéfices associés à une meilleure hygiène ainsi qu’à d’autres mesures antimicrobiennes (vaccins, antibiotiques) sont largement supérieurs à leurs effets négatifs.
Cependant, la reconnaissance de l’hygiène moderne comme facteur de risque de leucémies suggère que cette maladie pourrait être dans plusieurs cas prévenue en favorisant le développement d’une immunité optimale durant l’enfance, par exemple à l’aide d’un vaccin qui mimerait l’impact protecteur des infections de l’enfance, ou encore grâce à des bactéries bénéfiques (Lactobacilles, Bifidobactéries) connues pour promouvoir le développement d’une bonne immunité chez les enfants (2).