Yémen, la vraie crise
Toutes les 10 minutes, un enfant yéménite de moins de 5 ans meurt de malnutrition sévère ou d’une maladie évitable. Ça se passe en ce moment même. En 2018 ! Normal que ça vous ait échappé, une crise n’attend pas l’autre depuis la fin de l’été. Sauf que celle-là, c’en est une vraie !
Tout le monde a son opinion sur le juge Brett Kavanaugh et son accusatrice Christine Blasey Ford. Je me suis encore fait apostropher, à mon dernier passage au Québec, sur le sacrifice exigé des producteurs laitiers avec le nouvel Accord de libre-échange. Donald Trump a fait rire de lui à l’ONU, pendant que le dernier livre de Bob Woodward décrivait une Maison-Blanche totalement chaotique.
La fortune de Trump serait apparemment inexistante si son père ne l’avait pas soutenu à bout de bras. Des milliers de migrants – la fameuse « caravane » – marchent lentement vers la frontière américaine. Enfin, j’oubliais presque, le gros lot de Mega Millions a atteint 1,6 milliard de dollars. Bref, une crise, un scandale, une grosse affaire n’attendaient pas l’autre.
À y regarder de près, tout cela est pourtant insignifiant devant ce que subit le Yémen depuis mars 2015, alors que le prince saoudien Mohammed ben Salmane, fraîchement nommé ministre de la Défense, se lançait dans une violente campagne militaire contre le petit voisin du sud. Le même MBS, comme on le surnomme, consacré héritier du trône par son père, le roi Salmane, en juillet 2017, et qui aurait ordonné, selon toute vraisemblance, le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi.
UNE VENGEANCE POSTHUME
Khashoggi, qui avait soutenu au départ la guerre déclenchée contre les rebelles houthis au Yémen, avait progressivement déchanté devant l’ampleur de la destruction sur le terrain et l’épouvantable bilan de victimes civiles.
Dans le dernier commentaire publié de son vivant par le Washington Post, le Saoudien de 59 ans appelait le prince Mohammed à mettre fin au conflit qui « n’a apporté ni la stabilité ni la sécurité escomptées, mais se révèle être un désastre pour les Saoudiens en termes d’image à l’international. » Des propos tragiques et ironiques à la fois, alors que ses critiques à l’égard de la monarchie wahhabite ont, de toute évidence, conduit à sa mort, un assassinat qui a entaché encore davantage l’« image internationale » de l’Arabie saoudite.
Riyad et son jeune futur roi ne se laissent pas émouvoir pour autant. Vendredi, encore, l’aéroport de Sanaa, la capitale yéménite, a été bombardé et le port d’Al-Hodeïda – la principale façon d’acheminer nourriture, médicaments et autres denrées essentielles vers le nord du pays – a été durement attaqué. Tout cela, quelques jours à peine après que le secrétaire américain à la Défense ait sollicité un cessez-le-feu et une reprise du processus de paix. MBS continue d’en faire à sa tête.
UN POIDS SUR LA CONSCIENCE
Le Yémen souffre d’être un autre de ces coins perdus, déchirés par une guerre tribale, intramusulmane et opposant, par procuration, Saoudiens et Iraniens. Un conflit tellement complexe que même dans la région on en perd son arabe. Ce qui est plus simple à comprendre, c’est que la population civile est la grande victime de ce carnage. On décompte au moins 10 000 morts, un chiffre qui serait en réalité beaucoup plus élevé. Quatorze millions de personnes, près de la moitié de tous les habitants du pays, sont menacées par la famine, la pire en plus de cent ans, selon l’ONU. La rougeole, la diphtérie, les difformités à la naissance et le cancer chez les enfants font des ravages, sans compter le million de cas de choléra enregistrés. D’une calamité à l’autre – les famines au Biafra, en Éthiopie ; les massacres du Rwanda et de Srebrenica – on se promet que la prochaine fois, on ne niaisera pas. Pour le Yémen, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.