Le Journal de Montreal

Mission difficile pour les trieurs le long de la ligne

On « maquille » même les ballots pour qu’ils aient l’air plus propres avant leur embarqueme­nt pour l’Asie

- DOMINIQUE CAMBRON-GOULET

15 h tapant, la cloche sonne. Il faut déjà être à son poste. Parce que le convoyeur, lui, démarre tout de suite.

Le train de matières est en marche. Moi, je suis un peu perdu dans le centre de tri, je ne sais pas quoi faire. « Va en haut, on va t’expliquer », me lance Stéphane, le contremaît­re.

« Tu prends les gros cartons, tu les mets ici. Plus petits qu’une caisse de bière, tu ne les prends pas. Les bouteilles de vitre, ça va ici, et les canettes, ici, m’explique Jorge, le chef de ligne, en pointant deux chutes en métal et un bac. Si tu vois un sac de plastique plein de recyclage, tu l’ouvres. »

La formation ne dure que quelques minutes. Ici, on apprend surtout sur le tas, au fur et à mesure qu’on a de nouvelles choses à trier.

Les nouveaux venus sont systématiq­uement placés au tri du carton. C’est le poste le plus simple, mais c’est aussi un des pires ou « près de la merde », comme dirait Rayane, un Français qui a travaillé au centre de tri deux mois pour payer ses vacances au Québec avec deux de ses compatriot­es. « La merde », c’est la chute d’arrivée des matières qui montent depuis le « trou de la mort ».

Au début de la ligne, tout est à faire. C’est l’endroit idéal pour observer les chaises de camping, les amortisseu­rs de voiture et autres déchets que les citoyens tentent de faire passer pour du recyclage.

L’odeur n’est pas agréable, mais elle est supportabl­e. J’ai parfois l’impression de trier des poubelles plutôt que du recyclage. Mais à chaque sac de véritables déchets qui passe, mon nez me rappelle que la puanteur serait alors bien pire.

CET INTRAITABL­E TAPIS

Dans un des centres les moins technologi­ques au Québec, 24 employés ont pour mission de trier à la main plus de 50 % de ce qui arrive pêle-mêle des bacs bleus des citoyens d’une trentaine de municipali­tés de la Rive-Sud de Montréal.

C’est plus de 50 000 tonnes de matières recyclable­s par année qui aboutissen­t ici.

Tout doit être retiré, sauf le papier. D’abord les gros cartons ondulés, puis les plastiques, les bouteilles de verre, les canettes d’aluminium et, évidemment, les déchets. Mais le convoyeur va très vite, trop vite. Au début, j’ai l’impression d’être moi-même en mouvement. Ça m’étourdit. Je dois reprendre mon équilibre plusieurs fois par jour.

Et la quantité de matières sur le tapis peut être épeurante. « Le stock est pas beau, câlisse », « le niveau est trop haut » peste parfois Papi, un des chefs de ligne.

La mission des trieurs est très difficile, voire impossible. Selon mes calculs, il faudrait que chaque trieur réussisse à séparer presque deux tonnes de matière par jour du papier, pour que tout soit trié correcteme­nt.

Après la première salle de tri, il y a bien un aimant qui réussit à extirper une partie des cannes de conserve, et des rouleaux de caoutchouc s’occupent de filtrer les petites particules, dont les éclats de verre. Mais ce n’est pas assez.

Papier, carton, contenants de plastique, verre, canettes défilent mélangés jusqu’au dernier des trieurs.

Au carton, le tri est simple, il n’y a presque qu’une seule chose à ramasser. Mais plus on avance sur la ligne, plus il faut avoir les mains vives et l’oeil aiguisé.

« Ici, l’important ce sont les sacs, mais ne néglige pas ton carton », me stipule Jorge, alors que je peine déjà à attraper les centaines de sacs de plastique qui défilent sous mes yeux.

À certains postes, il y a quatre ou cinq différents matériaux à collecter.

« Ici, tu ramasses les sacs et les bouteilles d’eau. Ramasse toutes les bouteilles d’eau. L’important, c’est les sacs, t’enlèves tous les sacs. S’il y a des canettes, ta boîte est en arrière. La petite margarine [plastique numéro 5], tu connais la petite margarine ? Bon ben, ta boîte est là », m’explique Papi au début de ma quatrième journée, la première dans la salle de tri des plastiques.

Juste ramasser toutes les bouteilles d’eau paraît une tâche simple, mais c’est déjà pratiqueme­nt impossible de ne pas en laisser passer.

Mes responsabi­lités s’accumulent. Je dois aussi disposer de bacs des autres collègues qui ont fait le plein de sacs ou d’aluminium.

En plus, il y a des pièges. « Celle-là, elle n’est pas bonne, elle est foncée. Tu vois le

numéro ici ? [Plastique numéro] un, oui, mais il y a de la couleur, c’est pas bon ça », m’explique Papi en pointant une bouteille de plastique verte.

« Celle-là est bonne, c’est de la liqueur », poursuit-il en prenant une bouteille vert plus clair.

BEAUCOUP D’ENTRAÎNEME­NT

Arriver à reconnaîtr­e les bons plastiques des mauvais plastiques quand ils défilent demande beaucoup d’entraîneme­nt. Ce n’est donc pas évident de faire un bon tri quand il y a de nouveaux employés chaque semaine.

Un bon exemple : les pots de beurre d’arachides et leurs couvercles de couleur ne vont pas au même endroit. Je prends parfois le temps de les séparer, mais cela fait perdre beaucoup de temps.

Sur la ligne, toute seconde de distractio­n permet à des matières valorisabl­es, comme du plastique, des canettes et des conserves, de s’enligner vers « la presse ».

Car le tapis, lui, n’arrête pratiqueme­nt jamais, sauf pour les urgences et les bris.

Il sera d’ailleurs brisé pendant une journée complète lors de mon passage.

«Le bearing était déjà scrap, mais là, on l’a achevé », précise Stéphane pendant une pause.

Pendant ce temps, les camions de recyclage ont continué d’affluer par dizaines, remplissan­t l’entrepôt jusqu’au plafond de matières à trier.

Au début, « la presse » m’est apparue comme un mystère. Il faut dire qu’au-delà des « mets les galons [plastique numéro 2] ici », « ça, on le jette », « si le feu prend ici, tu sors par l’autre côté », « le harcèlemen­t, c’est non » et « on ne consomme pas au travail », les explicatio­ns du fonctionne­ment de l’usine aux trieurs sont minimales.

Avec la quantité de matières diverses qui se rendent à la presse, c’est difficile de penser qu’il en sort autre chose que des déchets voués à l’enfouissem­ent. Mais en fait, c’est du papier mixte.

Selon un document, les normes de l’Institute of scrap recycling industries (qui servent de référence au Québec), les ballots de papier mixte devraient contenir un maximum de 2 % de matière autre. À Châteaugua­y, j’ai pu constater que c’est beaucoup plus.

Dans ces ballots, qui sont destinés à être envoyés en Inde, on trouve toutes sortes d’indésirabl­es. J’en ai extirpé un bardeau d’asphalte, une plaque d’immatricul­ation, un épi de blé d’Inde, etc.

Mais surtout, il y a du plastique, beaucoup de plastique.

« Les douanes en Inde sont rendues plus difficiles astheure, rapporte Stéphane, le contremaît­re, dans une courte réunion. Ils n’aiment pas bien ça les plastiques. Une compagnie dans notre compagnie s’est fait prendre et ils leur ont laissé une chance. Mais là, c’est à nous de vous aviser : les plastiques, c’est très important de les enlever. »

TRAVAIL D’ÉQUIPE

« Là, j’aurais besoin d’un travail d’équipe, d’éviter d’être en retard, évitez les sorties des salles de tri, genre aller aux toilettes, flâner ou perdre du temps. Aussi, être prêts à travailler à la deuxième cloche », poursuit le patron de soir.

En plus de mettre la pression sur son équipe, Recyclage de papiers MD met les bouchées doubles pour conserver une apparence de pureté dans ses ballots.

Munis d’une paire de pinces et d’un exacto, quelques employés payés 1 $ de plus l’heure ont pour mission de nettoyer les paquets avant leur embarqueme­nt pour l’Asie. Il faut les rendre « super

clean ».

« T’enlèves tout le plastique, pour qu’il reste juste du papier pis du carton. Surtout les plastiques qui reflètent. Ça prend le temps que ça prend, mais il faut que ce soit clean », m’explique Guillaume, qui fait ce genre de travail tous les soirs.

Le travail est fatigant, « plus physique », comme dirait mon contremaît­re.

« Ce n’est pas facile avec les outils, mais c’est mieux que sur la ligne », estime David, un des trieurs.

Malgré mes efforts et mes ampoules aux doigts, les ballots que je nettoie ne sont propres qu’en surface. Le milieu est inatteigna­ble tellement tout est compressé.

Nettoyer un ballot me prend près d’une heure et demie, et il sort un ballot de la presse toutes les 3 ou 4 minutes. Impossible donc de rendre tout « super clean ».

Les Indiens qui retrieront notre recyclage auront assurément encore fort à faire. (SUITE EN PAGES SUIVANTES)

 ?? PHOTO MARTIN ALARIE ?? Notre journalist­e Dominique Cambron-Goulet s’est fait embaucher au centre de tri de Recyclage de papiers MD, à Châteaugua­y, où il a travaillé pendant six jours. Le centre de tri de Recyclage de papiers MD, à Châteaugua­y, gère près de 50 000 tonnes de matières recyclable­s par année. Au bout du convoyeur, une presse fait des ballots de papier, qui seront envoyés en Inde. Mais ils contiennen­t encore beaucoup de plastique (voir photo à droite).
PHOTO MARTIN ALARIE Notre journalist­e Dominique Cambron-Goulet s’est fait embaucher au centre de tri de Recyclage de papiers MD, à Châteaugua­y, où il a travaillé pendant six jours. Le centre de tri de Recyclage de papiers MD, à Châteaugua­y, gère près de 50 000 tonnes de matières recyclable­s par année. Au bout du convoyeur, une presse fait des ballots de papier, qui seront envoyés en Inde. Mais ils contiennen­t encore beaucoup de plastique (voir photo à droite).
 ??  ?? De nombreux ballots de sacs de plastique s’empilent dans la cour du centre de tri. Un exemple de tout le plastique et des autres contaminan­ts retirés des ballots de papier. Le tri du carton est l’opération la plus salissante. Beaucoup de poussière et d’éclats de verre revolent sur les trieurs. Des employés retirent les plastiques apparents des ballots de papier pour qu’ils aient l’air plus propres.
De nombreux ballots de sacs de plastique s’empilent dans la cour du centre de tri. Un exemple de tout le plastique et des autres contaminan­ts retirés des ballots de papier. Le tri du carton est l’opération la plus salissante. Beaucoup de poussière et d’éclats de verre revolent sur les trieurs. Des employés retirent les plastiques apparents des ballots de papier pour qu’ils aient l’air plus propres.

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