Le Journal de Montreal

Elle a appris à lire à 52 ans

Retirée de l’école à 11 ans, Gabrielle Carrière a souffert presque toute sa vie de ne pas avoir su lire et écrire. Maintenant qu’elle a trouvé de l’aide et qu’elle a gagné en autonomie, elle peut enfin entrevoir l’avenir avec optimisme.

- DAVID RIENDEAU

Quand on demande à Gabrielle Carrière, 61 ans, si elle est fière du chemin parcouru depuis les huit dernières années, c’est son large sourire et ses yeux pétillants qui répondent en premier. « Avant, je vivais dans la honte. Maintenant, je me sens fière de moi. J’ai réussi à accomplir des choses que jamais je n’aurais cru être capable de faire. »

Si cette mère de trois enfants a eu la gentilless­e de raconter son parcours pour inciter d’autres personnes à demander de l’aide, elle a préféré ne pas aborder certains épisodes plus douloureux de sa vie, d’où certains bonds dans la chronologi­e de notre récit.

UNE ENFANCE DIFFICILE

Gabrielle a grandi à Montréal dans une famille de 13 enfants. Sa mère est décédée alors qu’elle avait 8 ans. Quant à son père alcoolique, il ne s’occupait pas d’elle. Rien pour favoriser le parcours scolaire de cette enfant introverti­e.

« À l’école, j’avais beaucoup de misère à comprendre. Je faisais peu de progrès en lecture, en écriture ou en calcul. Je ne demandais pas d’aide parce que j’étais une enfant très gênée. Pour les professeur­s, il n’y avait pas grand-chose à faire avec moi. »

Après avoir redoublé deux fois sa 3e année du primaire, Gabrielle a été renvoyée de l’école. La même année, son père perdait la garde des enfants, qui ont été envoyés dans des familles d’accueil différente­s. Gabrielle avait alors 11 ans. « Je suis restée dans 10 familles différente­s. Je ne vivais pas longtemps à un endroit parce que je voulais partir. J’étais très agressive dans le temps. » Durant toutes ces années, ni les services sociaux ni ses tuteurs n’ont cru bon de lui donner une éducation. « Ils voyaient que ça ne donnait rien. J’avais trop de difficulté. On me mettait de côté. »

À 17 ans, Gabrielle a été envoyée sur une ferme. En échange du gîte et du couvert, elle aidait aux récoltes et à prendre soin des animaux. « Ils étaient très gentils avec moi, mais je n’étais pas payée. Je n’avais pas connaissan­ce de mes droits. »

Arrivée à majorité, elle a quitté la ferme pour s’établir sur la Rive-Sud de Montréal.

TROUVER UN EMPLOI

« Je voulais faire quelque chose de ma vie. Je me disais que je devais apprendre à lire et écrire, sauf que je n’étais même pas capable d’identifier où se trouvaient les écoles. » Elle a alors tenté de se trouver un emploi. Mais comment faire sa place sur le marché du travail alors que la plupart des employeurs exigent un diplôme d’études secondaire­s ? Comment réussir à postuler quand on est incapable de rédiger un curriculum vitae ou de remplir un formulaire d’embauche ?

Elle se souvient être passée à deux doigts de décrocher un emploi. « J’étais dans un restaurant. Les serveuses étaient occupées, et les tables n’étaient pas débarrassé­es. J’ai commencé à aider à porter la vaisselle sale à la cuisine. Quand le patron m’a vue faire, je lui ai demandé un emploi. Il m’a mise à l’essai à la plonge. »

Deux jours plus tard, quand il lui a demandé son CV pour l’embaucher, elle s’est sentie incapable d’expliquer sa situation. « J’avais trop honte. »

Faute d’être qualifiée à l’emploi, Gabrielle a vécu de l’aide sociale toute sa vie. Devenue mère à 22 ans, elle a eu trois garçons d’une union qui a duré cinq ans. En raison de son analphabét­isme, Gabrielle dépendait des autres pour accomplir des tâches pourtant banales comme prendre le transport en commun, suivre ses rendez-vous médicaux ou faire son épicerie.

LA LUMIÈRE AU BOUT DU TUNNEL

« J’ai toujours eu de la misère à compter. Quand je faisais ma commande, je lisais le prix des aliments, mais je n’arrivais pas à calculer si j’allais péter mon budget ou pas. Je ne savais pas non plus si la caissière me redonnait le change exact. J’étais obligée de demander à un ami de m’accompagne­r pour m’aider », raconte la dame, qui ajoute avoir ressenti énormément de stress et de frustratio­n dus à sa condition.

Gabrielle a dû surmonter plusieurs problèmes personnels avant de se sentir prête à demander de l’aide. Elle avait alors 52 ans. « J’ai dit à l’agent de l’aide sociale que je voulais retourner à l’école. Je savais que c’était ce qui me bloquait dans la vie. »

On a référé Gabrielle à L’Écrit Tôt, un organisme d’alphabétis­ation de Saint-Hubert. « À mon arrivée, j’étais très gênée, mais je me suis rendu compte que tous les autres participan­ts étaient dans le même bateau. Après la première journée, j’étais à l’aise. » En vertu du programme PAAS Action d’Emploi-Québec, qui a pour objectif de préparer les participan­ts à l’employabil­ité à moyen ou long terme, la dame reçoit un supplément sur sa prestation de base d’aide sociale ainsi qu’une passe de transport.

Pendant trois ans, Gabrielle a appris les bases du français et des mathématiq­ues avant de passer à Alphabétis­ation IOTA, un autre organisme de la Rive-Sud, qu’elle fréquente depuis 2014. À raison de deux jours par semaine, la dame participe à des ateliers d’écriture, de mathématiq­ues et d’initiation à l’informatiq­ue qui ont pour but de la rendre plus autonome dans ses activités quotidienn­es.

PLUS GRANDE AUTONOMIE

Désormais, la dame est notamment en mesure de lire des textes simples, ce qui l’aide beaucoup à s’orienter dans ses trajets d’autobus. Elle peut même prêter main-forte aux autres étudiants du centre. Elle a aussi vu son vocabulair­e s’améliorer, explique celle qui a pris plaisir à faire des mots croisés dans ses temps libres. « Je vis moins de frustratio­n qu’avant parce que je suis plus débrouilla­rde et j’ai une meilleure connaissan­ce de mes droits. Ça m’a aidée à être plus confiante. »

Signe qu’elle est sur la bonne voie, Gabrielle a fait l’été dernier du bénévolat pour la première fois de sa vie au centre La Croisée, un organisme communauta­ire de Longueuil, une autre occasion pour elle de se valoriser et de briser son isolement. « J’aidais aux cuisines collective­s et à la boutique. J’ai beaucoup aimé mon expérience et j’aimerais recommence­r cette année. »

Après avoir vécu trop longtemps dans l’ignorance, Gabrielle a enfin découvert le goût d’apprendre. À court terme, son rêve est de poursuivre son parcours dans une école pour adultes. « Il reste tant de choses à apprendre. Je ne veux pas m’arrêter ! »

« ÇA M’A AIDÉE À ÊTRE PLUS CONFIANTE. »

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PHOTO BEN PELOSSE À 61 ans, Gabrielle Carrière est notamment en mesure de lire des textes simples, ce qui lui redonne une plus grande autonomie.

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