Le Journal de Montreal

Un régime de terreur dans des villages de la Côte-Nord

Le livre Le Diable de la Côte-Nord nous en révèle plus sur les agressions sexuelles d’un curé

- MARIE-ÈVE DUMONT

Agressions sexuelles répétées, mariages forcés, déportatio­ns, contrôle financier, le curé Alexis Joveneau a instauré un régime de terreur dans des villages éloignés du Québec, découvre-t-on dans le livre-choc Le Diable de la Côte-Nord.

« Les témoignage­s que j’ai recueillis m’ont habitée pendant deux ans. Ce livre m’a changée à tout jamais. Personne ne peut rester indifféren­t devant autant de souffrance », laisse tomber Magalie Lapointe, coauteure du livre avec le journalist­e David Prince, qui a supervisé l’enquête.

Les auteurs rapportent le contrôle pratiqueme­nt absolu qu’exerçait Alexis Joveneau sur les communauté­s d’Unamen Shipu et de Pakuashipi de la Basse-Côte-Nord pendant près de quatre décennies.

L’homme religieux a agressé sexuelleme­nt à répétition des Autochtone­s, des Blancs et même sa propre nièce. Les révélation­s des articles du Journal en 2018 n’étaient finalement que la pointe de l’iceberg.

Les auteurs ont poussé encore plus loin les recherches et récolté davantage de témoignage­s pour rédiger l’ouvrage.

Des victimes se sont confiées pour la première fois sur les sévices qu’elles ont vécus. Plusieurs n’avaient jamais osé parler de peur de ne pas être crus. D’ailleurs, des membres de ces communauté­s refusent toujours de reconnaîtr­e le mal qu’a pu faire le père oblat.

PEUPLES DÉRACINÉS

« La crédibilit­é des Autochtone­s a été affectée par le passé. Je pense que ce livre, c’est une belle reconnaiss­ance qu’ils ne l’ont pas eu facile, et [qu’il] leur redonne leur crédibilit­é », explique la journalist­e, qui a réussi à corroborer bien des témoignage­s avec des documents ou même des écrits rédigés par le prêtre lui-même.

En plus des agressions, qui se déroulaien­t surtout sur des enfants dans le confession­nal de l’église, le curé a complèteme­nt déraciné des peuples en les forçant à se sédentaris­er. Il a organisé des mariages forcés, a exercé un contrôle sur les finances des communauté­s et s’est enrichi sur leur dos en plus de leur faire vivre de la violence psychologi­que.

Alexis Joveneau extorquait de l’argent à ses fidèles en leur disant qu’ils éviteraien­t ainsi d’aller en enfer. Mais selon les témoignage­s rapportés dans le livre, ils y étaient déjà.

« C’est un des pires bandits de l’histoire du Québec. Il a agi dans plusieurs sphères de l’illégalité et n’a eu dans aucun cas à répondre de ses gestes [il est décédé en 1992]. Les actes qu’il a commis ont eu beaucoup d’impact dans ces communauté­s, même encore aujourd’hui », dénonce le coauteur David Prince.

L’enquête journalist­ique a été initiée à la suite de témoignage­s entendus lors de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtone­s disparues et assassinée­s en 2017.

C’est en parlant à l’anthropolo­gue Laurent Jérôme, qui a publié plusieurs recherches sur les Innus et sur le missionnai­re Alexis Joveneau, que Magalie Lapointe réussit à obtenir le nom de Marie-Christine Joveneau, une nièce du curé.

C’est grâce aux discussion­s avec Mme Joveneau, qui a été victime à de multiples reprises de la violence sexuelle, psychologi­que et physique ainsi que du contrôle financier de son oncle, et surtout des fameuses lettres d’amour que lui a envoyées ce dernier, que l’enquête a pu démarrer.

« On a fait vérifier les lettres envoyées à Marie-Christine Joveneau par un graphologu­e en comparant l’écriture à celle d’un document où nous étions certains qu’il avait été écrit par le curé », précise la journalist­e.

ENQUÊTE ARDUE

Outre les lourdes révélation­s sur les agissement­s de celui qui était surnommé « Jésus » ou « Dieu » dans la communauté, le livre raconte aussi les complexes démarches qu’a dû entreprend­re la journalist­e pour réussir à mettre au grand jour les sévices qu’a fait subir Alexis Joveneau.

L’une des communauté­s autochtone­s qui étaient sous le joug du prêtre est située à plus de 700 km à l’est de Sept-Îles, sur la Côte-Nord. Il n’y a pas de route pour s’y rendre. Il faut faire 330 km en motoneige.

« À deux reprises, j’ai eu peur pour ma vie. À un certain moment, le sentier était tellement étroit que si la motoneige n’allait pas dans la bonne direction, on se retrouvait à l’eau », raconte Mme Lapointe, qui a fait le voyage avec son conjoint.

La journalist­e a travaillé à temps plein pendant cinq mois sur l’ouvrage et a dû faire de multiples demandes pour avoir accès à des documents. Elle a aussi visité régulièrem­ent les archives à Sept-Îles.

Magalie Lapointe s’est rendue dans les communauté­s sans avoir de garantie que les gens allaient s’ouvrir à elle.

« J’ai fait du porte-à-porte en espérant que l’on accepte de me parler », se rappelle-t-elle.

ACTION COLLECTIVE

Une action collective a été déposée en juillet 2019, soit un peu plus d’un an après la publicatio­n des premiers reportages sur les agissement­s du père Alexis Joveneau.

Plus d’une trentaine de missionnai­res oblats sont visés par ce recours intenté par des dizaines de présumées victimes qu’ils auraient agressées sexuelleme­nt dans des régions éloignées du Québec.

« J’espère que ce livre aidera les gens de ces communauté­s à trouver un jour une sérénité, souligne David Prince. Juste qu’ils sachent qu’ils sont crus, c’est déjà beaucoup. Je souhaite qu’il y ait une prise de conscience des Québécois par rapport à ce qui s’est passé là-bas ».

Le Diable de la Côte-Nord, publié aux Éditions du Journal, sera en vente en librairie dès le 30 octobre.

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PHOTO DIDIER DEBUSSCHÈR­E David Prince et Magalie Lapointe, journalist­es et auteurs du livre Le Diable de la Côte-Nord.

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