Le Journal de Montreal

Les granolas et les pauvres

- RÉJEAN TREMBLAY

Varda Du François était souriante après avoir écouté Pierre Bruneau et la ministre Isabelle Charest à LCN. Elle lança un coup d’oeil à Max, son gars de douze ans, qui n’en pouvait plus de s’ennuyer dans le quatre et demie de la 8e Avenue à Rosemont.

Elle entendait Mélissa et sa soeur dans ce qui leur servait de chambre et elle eut un soupir. Au moins, c’était des filles, elles pouvaient se garder.

Ses deux fillettes s’ennuyaient de leurs amies et de leur enseignant­e titulaire. Mais que pouvait-elle faire quand la facture d’internet explosait depuis deux mois ?

C’est bien beau Netflix, Amazon Prime, Disney Plus, illico, Crave, Apple TV, mais y a pas un budget de la 8e qui pouvait suivre la parade.

En plus, son chum accumulait les heures supplément­aires dans les CHSLD et rentrait complèteme­nt vanné en fin de soirée. Il grignotait dans ce qui restait de poulet créole et allait se coucher sans même essayer de réveiller Varda.

Mais là, Varda souriait. Les fonctionna­ires de la ministre Charest avaient pensé à elle.

Le 20 mai, elle pourrait sortir son kayak de la garde-robe des filles, analyser soigneusem­ent les circuits d’autobus, prendre une correspond­ance à Longueuil et aller faire son p’tit kayak sur le Richelieu, pas loin de Saint-Jean. Le gros problème étant évidemment de se coudre un masque pour les autobus.

Mélissa et sa soeur pourraient aller faire un petit galop sur leur cheval sur Sherbrooke jusqu’à Viau. L’équitation, c’est tellement agréable en ville. Toutes les polices montées savent ça.

Quant à Max, elle pouvait le faire descendre pas loin de Saint-Bruno et il irait passer un bel après-midi à faire du ski à roulettes dans la montagne. Les skis seraient un peu encombrant­s dans les autobus et il faudrait lui coudre un masque à lui aussi, mais les fonctionna­ires de la ministre Charest avaient pensé à lui et à ses amis du Montréal de l’Est. Tous des adeptes du ski à roulettes !

Ben oui, chose, à Montréal-Nord, à Villeray, à PointeSain­t-Charles, dans Rosemont, à Parc-Extension, c’est bien connu que les familles entassées dans des appartemen­ts mal entretenus, ont leur kayak et leurs skis à roulettes dans les garde-robes. Ou leur planche de surf. C’est tellement chic une planche de surf.

Varda souriait en regardant Isabelle Charest.

AU DIABLE LES PAUVRES…

Le déconfinem­ent annoncé, c’est mieux que rien. Je suis d’accord avec mon confrère Alexandre Pratt. Mieux que rien quand tu vis dans une ville en région ou au pire, dans une ville de banlieue. En dehors des ponts.

Encore mieux si les parents ont une auto. Un VUS c’est même le top. Pour transporte­r les kayaks, les skis à roulettes et la raquette de tennis. Je regardais le menu du déconfinem­ent et c’est vrai que si t’es riche ou si toi et ton conjoint êtes syndiqués mur à mur, le déconfinem­ent des sports individuel­s et de plein air est mieux que rien.

Les granolas des fédération­s et leurs vis-à-vis granoles du ministère, écrasés par les fonctionna­ires de la santé publique, ont bien pensé à ce qui est chic, beau et noble. Après tout, cette pandémie et son confinemen­t, c’est génial. Plus les gens sont malades et mal pris et plus les fonctionna­ires s’enrichisse­nt et ont du pouvoir. C’est le nirvana total.

Encore un million de fois mieux, les granolas vivent le rêve absolu de Greta Thunberg. Il n’y a plus d’avions dans les airs, plus de bateaux sur les océans, il n’y a plus de chars polluants sur les routes, le ciel est plus clair et les gens s’efforcent de manger plus local. C’est ce que j’expliquais l’autre midi à Véro, 22 ans et fraîchemen­t bachelière de Laval. Elle a le bonheur inouï de vivre enfin dans le monde rêvé des écologiste­s.

Après deux mois de confinemen­t avec son VUS stationné dans l’entrée, elle a fait la moue. Pas sûr que ce monde confiné est aussi excitant que ce que Greta le lui avait promis.

UN BALLON ET UNE BALLE

Il y a un plus d’un million de personnes qui ont été oubliées par les penseurs granoles du sport. Isabelle, ma belle Isabelle que j’aime tant, comment tu expliques à des enfants de la rue Masson et de Beaubien qu’ils n’ont pas le droit de « kicker » un ballon dans la ruelle avec un de leurs copains installé devant deux poubelles ? Comment tu leur expliques que les fils et les filles des bien nantis peuvent nager dans un lac, mais qu’eux n’ont pas droit à la piscine municipale ?

Comment tu expliques à Varda qu’elle peut embrasser son Lulu et même y aller d’une petite baise fatiguée le dimanche matin, mais qu’elle n’a pas le droit de jouer en double avec lui au badminton dans le parc Rosemont ? Et je ne parle pas de tennis, de toute façon les raquettes sont trop coûteuses et les terrains inexistant­s.

Pour se déconfiner un peu dans son Montréal malade, faut que Varda joue seule avec le moineau…

Pauvre Lulu…

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PHOTO D’ARCHIVES Pendant que certains chanceux pourront nager en eau libre, les gens qui demeurent en ville seront privés de leur piscine du quartier.
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