Le Journal de Montreal

Terrorisme linguistiq­ue

Ce qui s’est produit à l’Université d’Ottawa ces derniers jours relève du délire.

- ANTOINE ROBITAILLE antoine.robitaille@quebecorme­dia.com

Une professeur­e, Verushka Lieutenant-Duval, a expliqué dans un cours que les termes péjoratifs à l’endroit d’un groupe peuvent parfois être récupérés par ce même groupe.

Et elle donna comme exemple le mot « nègre ». Elle aurait pu parler du mot « queer », paraît-il. (N’y avait-il pas un peu de cela dans le « I’m a Frog, your a Frog, kiss me », de Charlebois ?)

Mal lui en a pris. Une étudiante qui a vu une agression dans cet usage du « mot commençant par n » a déposé une plainte. En dépit des intentions pédagogiqu­es de Mme Lieutenant-Duval.

Cette dernière a malgré tout cru nécessaire de présenter des excuses. Elle fut suspendue, puis réintégrée.

Malgré la contrition et les mises au point, l’université permettra aux étudiants choqués d’éviter désormais la professeur­e. Mais rassurons-nous, cette dernière « est libre de continuer son cours, ce qu’elle a fait vendredi dernier, comme d’habitude, en bénéfician­t de sa pleine liberté académique », certifiait le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont.

IGNORER L’INTENTION

Liberté académique ? Qu’estce que la liberté de s’exprimer si certains étudiants n’ont même plus l’intelligen­ce, et encore moins la générosité, de considérer le contexte dans lequel les mots sont utilisés ? Si la direction de l’université, comme elle le fait dans le texte de Frémont, nie toute légitimité aux membres d’un prétendu « groupe dominant » pour dialoguer ?

On nage plutôt dans une sorte de terrorisme linguistiq­ue.

Un mot peut être blessant, certes, mais seulement s’il est accompagné d’une intention malveillan­te. La professeur­e clouée au pilori n’en avait aucune.

LAFERRIÈRE

À l’occasion du changement de titre d’un roman d’Agatha Christie (oui, celui auquel vous pensez), l’écrivain Dany Laferrière s’est penché, dans une capsule à France Culture, sur le fameux mot honni. L’académicie­n l’utilise lui-même dans ses romans, notamment dans le titre de deux d’entre eux.

Notons qu’exactement comme Mme Lieutenant-Duval, il estime que de « revendique­r quelque chose qui pourrait être dérogatoir­e ou insultant ou qui pourrait vous diminuer et en faire exactement votre identité, c’est une des plus vieilles revanches humaines ».

Car pour lui, « le mot nègre, c’est un mot qui vient d’Haïti » ; c’est un mot « qui veut dire homme, simplement ». Dans ce pays, on pourrait même dire « ce Blanc est un bon nègre », insiste-t-il, précisant toutefois que seuls les gens originaire­s du pays peuvent l’utiliser dans ce sens.

Et surtout, pas à tort et à travers. On sait, précise Laferrière, quand on le manie pour insulter, pour « vous humilier ou pour vous écraser. On sait aussi quand c’est un autre emploi ».

D’ailleurs en 2008, il pourfendai­t l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu qui avait, dans un article, qualifié la gouverneur­e générale de l’époque, Michaëlle Jean, de « reinenègre » ! VLB avait rétorqué que le terme désignait un colonisé qui prend la tête d’un état colonisate­ur.

Mais dans ce cas, c’était vraiment une « insulte » condamnabl­e, avait tranché Laferrière. « On n’est pas assez bête pour ne pas sentir une gifle », écrivait-il. De même, on devrait être assez intelligen­t pour « sentir » lorsqu’il n’y en a pas.

Un mot peut être blessant, certes, mais seulement s’il est accompagné d’une intention malveillan­te.

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