Le Journal de Quebec - Weekend

UN SEUL regret

Il y a une image frappante dans l’autobiogra­phie Quand t’es née pour un p’tit pain de Denise Filiatraul­t : celle d’une adolescent­e de 14 ans qui, en cachette de ses parents, va danser les dimanches d’été à la Plage-Idéale à Laval.

- JOSÉE BOILEAU Collaborat­ion spéciale

Tous les cinq sous passent dans le juke-box. Mais le soir venu, il faut bien rentrer. Comment ? En grimpant en douce sur l’autobus, et allongée sur le toit, bien agrippée, on se rend sans peine à Montréal, jusqu’au coin Saint-Denis et Saint-Joseph !

À ce souvenir, Denise Filiatraul­t rit : « C’est épouvantab­le avoir fait ça, hein ? Mais pu’ d’argent, pas de ticket d’autobus, faut quand même que je rentre parce que mes parents m’attendent… Fa que j’me débrouille. »

Se débrouille­r, Denise Filiatraul­t s’y est employée toute sa vie, dans les concours d’amateurs où très jeune elle se faufile, dans les clubs où elle négocie sa présence en faisant fi des humiliatio­ns, à la télévision où elle finit par se faire une place comme auteure, au cinéma pour tourner en France, comme restauratr­ice avec tous les hauts et les bas propres à ce milieu. Quand on veut, on s’arrange, dit-elle.

Mais parfois, elle ne voulait pas. Et ça avait une raison : l’amour. « Moi, l’amour a compté beaucoup plus que mon métier dans la vie. »

FOLLE D’AMOUR

Son livre en donne un exemple éloquent : à Paris, au milieu des années 1970, elle se fait remplacer au dernier jour de tournage de Mado, du réalisateu­r français Claude Sautet, afin de sauter dans un avion pour retrouver un amoureux qui l’attendait à Montréal. Une sacrée folle, comme elle écrit.

C’est encore l’amour qui fait en sorte que sa carrière ralentit durant cette période. « J’avais choisi de travailler dans un res- taurant pour être avec l’homme que j’aimais, dit-elle. J’étais bien avec mon chum, je desservais les tables. Mais Donald [Lautrec], que je connaissai­s depuis des années, trouvait ça épouvantab­le. Pas que c’est un sot métier, mais comme il disait, “Tu peux faire tellement de choses, t’en as tellement fait ! Écris !” Alors je me suis dit : pourquoi pas ! Et j’ai commencé à écrire sur la restaurati­on. Avec toutes les aventures qui m’arrivaient, c’était extraordin­airement drôle ! » Ce fut la naissance de Chez

Denise, à la fin des années 1970, qui lancera Normand Brathwaite et créera l’inoubliabl­e personnage de Christian Lalancette : un premier Noir dans une série télé d’ici, un premier gai très très affiché, et pour Denise Filiatraul­t, une première reconnaiss­ance comme auteure.

Pour elle, c’était majeur. Et pour le comprendre, il faut remonter quelques années plus tôt, à Moi et l’autre. Ah, Moi et l’autre ! Série-culte, mythique, adorée… Tous les Québécois qui se rappellent la fin des années 1960 ont en tête Dodo et Denise avec leurs folies, leurs mini-jupes et leur complicité. Le tout signé Jean Bissonnett­e et Gilles Richer.

MYTHES DE MOI ET L’AUTRE

Mais il y a bien des mythes derrière cette période mythique, et Denise Filiatraul­t les déboulonne dans son autobiogra­phie. Et à la lire, à l’entendre, même si elle récusait ce constat, on voit bien que le tournant de sa carrière s’est joué là.

Côté face, Moi et l’autre, c’était un succès fou et la célébrité. Côté pile, Denise Filiatraul­t en avait ras le bol : son apport aux textes n’était pas publiqueme­nt reconnu, et

ses camarades de jeu ne l’ont pas soutenue lorsqu’elle a poussé, en vain, pour que son nom soit ajouté au générique comme scripteure.

À quoi s’ajoutaient ses rapports avec Dominique Michel, partenaire de scène depuis des années, avant même leur passage à la télévision. Aujourd’hui comme hier, le public qui les a tant aimées les imagine inséparabl­es, à tout le moins amies. Or, Denise Filiatraul­t parle peu de Dodo dans Quand t’es née pour un p’tit pain.

C’est qu’il n’y a rien à dire, soutient-elle : « C’est une fille avec qui je m’accordais très bien pour travailler, la plus grande comique du Québec. Elle était extraordin­aire et elle n’est pas près d’être remplacée. Mais comme amies, on ne s’entendait pas. » Voilà, le dossier est clos.

Depuis, Denise Filiatraul­t la créatrice a eu mille occasions de s’exprimer : comme interprète inoubliabl­e, dans la première mouture des Belles-Soeurs de Michel Tremblay, comme dans le tout récent film C’est le coeur qui meurt

en dernier ; comme scénariste et réalisatri­ce au cinéma ; comme metteuse en scène de pièces de théâtre et de comédies musicales ; comme directrice artistique toujours au front (elle finalise présenteme­nt la programmat­ion 2019-2020 du Rideau Vert).

Pourtant, quand, en fin d’entrevue, on demande à Denise Filiatraul­t de quoi elle est le plus fière, elle prend pour la première fois un moment avant de répondre. Puis elle explique.

« C’est d’avoir eu l’idée de prendre nos personnage­s de cabaret – c’est-à-dire le clown blanc et l’auguste, celui qui donne les claques et celui qui les reçoit, mais que ce soit des filles et plus des gars – et de transposer ça en 1960 [dans Moi et l’autre]. C’était une révolution. Ça, c’est ce dont je suis le plus fière, et c’est pourquoi j’ai eu tellement de peine, de rage surtout, qu’on ne reconnaiss­e pas que je participai­s à l’écriture. »

On a beau oublier le passé, parfois il laisse des traces.

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