Le Journal de Quebec

Finir la course

Un accident, c’est une affaire étrange. Vous savez que votre vie vous échappe.

- ANNIE-SOLEIL PROTEAU @Asproteau

Vous avez le coeur qui bat comme un furieux. Vous avez le temps de penser à ce qui va vous faire souffrir, même si ça se passe en une fraction de seconde. Et ça arrive. BANG.

DEUX ANS.

Dans quelques jours, ça fera deux ans que j’ai frappé le mur. Le 7 juillet 2013, au circuit ICAR, j’ai eu la peur de ma vie… Mais j’ai aussi eu la chance de ma vie. La vie aussi, c’est une affaire étrange. La course automobile, ça me servait à amasser des dons pour Opération Enfant Soleil. Pour aider l es hôpitaux à obtenir le meilleur équipement pour soigner les enfants malades. Sauf que c’est moi qui ai fini à l’hôpital. Tous ceux qui m’ont soignée débordaien­t de générosité. Leur métier, c’est une vocation. Il y a eu plusieurs erreurs médicales, et j’ai longtemps été en danger, mais personne n’est vraiment à blâmer : un accident de course automobile, c’est atypique, et ça crée des blessures atypiques. « Tu aurais dû être morte. » Quand le docteur de la Formule 1 qui m’a prise en charge m’a lancé ces mots, chaque syllabe m’a transpercé le corps, comme des flèches. Pendant un mois, j’aiflotté dans une petite jaquette bleue, qui me rappelait mon ami Martin. Lui, il a flotté pendant deux ans dans la même jaquette bleue, qui sentait la leucémie, la chimio, le mal. Je n’oublierai j amais son envie de vivre, même si je n’avais que six ans quand il est mort. Lui, il en avait dix. C’est un détail technique qui m’a sauvée, un petit

lousse dans la ceinture. Rien n’a pu sauver Martin. C’est injuste. Il était petit, Martin, mais ça ne l’empêchait pas d’être grand. Il m’a beaucoup appris. Dans toutes les sphères de ma vie, je refuse de laisser la peur me paralyser, et c’est en partie grâce à lui. Il est peut-être absent aujourd’hui, mais quelque part, il est assez présent pour m’avoir fait comprendre qu’une vie, on en a juste une… Et c’est maintenant. Pourtant, quelque chose m’échappait, jusqu’à l’accident. À l’instant où je fonçais vers le mur à toute vitesse, j’ai réalisé que je n’étais pas seule làdedans: j’avais une responsabi­lité vis-à-vis de ceux qui m’entourent. Les gens qui m’aiment se sont changés en anges. Ils se sont oubliés pour prendre soin de moi. Je n’avais jamais vu ma mère si abîmée que lors des longues incertitud­es qui accompagna­ient chacune de mes hospitalis­ations… Mon père, dans toute sa misère à exprimer des émotions, m’a dit avec une boule de sanglots coincée la gorge: «Si tu veux courir encore, moi je vais être là. Mais Annie, y aurait pas fallu qu’on te perde…» Je savais dès le départ que le risque existait. Estce que je réalisais à quel point ce risque pouvait tout jeter en l’air ? Je ne pense pas. Il reste que pour moi, mettre en place un projet comme celuilà, c’était porteur d’espoir. J’allais me dépasser pour construire. C’est une sensation exceptionn­elle de jouer avec nos limites, dans quelque domaine que ce soit. On sent qu’on s’appartient, on sent couler le sang dans nos veines. Au fil des entraîneme­nts intensifs en Formule 2000 et des nombreuses courses pour me préparer au Grand Prix de Trois-rivières, j’ai vécu des montagnes russes. Des moments d’extase, des impression­s d’être libre comme un cheval sauvage, des peurs dévorantes, des envies très brèves, mais tellement brutales d’abandonner… sans que le désir de repousser mes limites me lâche. Martin s’est dépassé lui aussi. Malheureus­ement, pour lui, ce n’était pas un choix. C’est la maudite maladie qui l’a attaqué sauvagemen­t, bêtement, cruellemen­t. Même si son petit corps était en guerre, ravagé par les traitement­s, il continuait de sourire. Mais il a fini sa course beaucoup trop tôt.

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