Rudesse contre Crémazie
Octave Crémazie contre Maurice Richard? Il s’agit d’un mauvais échange.
Certes, il y a de bons arguments pour baptiser du nom du Rocket la circonscription où il a vu le jour et vécu le plus clair de sa vie. L’athlète est devenu une véritable légende québécoise, l’universitaire Benoît Melançon l’a bien démontré (voir Les yeux de Maurice Richard, Fidès, 2006). L’émeute du Forum était plus qu’un événement sportif. Comme l’écrivait André Laurendeau le 21mars 1955 dans Le Devoir, c’est par Richard que le «nationalisme canadien-français» put se «réfugier dans le hockey». La foule qui clama sa colère au Forum contre Clarence Campbell, protesta contre «tous les adversaires réels ou imaginaires que ce petit peuple rencontre».
FENTANYL DU PEUPLE
En même temps, le Rocket est loin d’être oublié dans notre toponymie. Melançon l’a souligné sur son blogue: celui qui disait «je ne suis qu’un joueur de hockey» a un aréna, un parc, un restaurant (au Centre Bell), une étoile sur la promenade des Célébrités. Il a droit à cinq statues, un lac, des rues, etc. Expert du mythe Richard, Melançon s’est d’ailleurs opposé à rebaptiser, en l’honneur du Rocket, tant le pont Champlain que la circonscription Crémazie. Il y voyait un risque de surdose.
Pourquoi semble-t-il si urgent chez les politiciens d’aujourd’hui d’évacuer une vieille mémoire pour honorer une des personnalités de toute façon les plus connues de l’histoire du Québec?
Cela demeure pour moi une sorte d’énigme. J’aime le hockey parce qu’il rassemble (entre autres les pères et les fils; ce fut mon cas, et c’est d’ailleurs le thème du film, qui ne passera pas à l’histoire, Ça sent la coupe, met- tant en vedette Louis-josé Houde).
Mais on ne peut nier que ce sport est instrumentalisé: s’il fut à une époque un exutoire des frustrations nationales, il est, pour la mémoire aujourd’hui, une sorte de fentanyl du peuple. Richard sert aujourd’hui à n’importe quoi et à n’importe qui: le joueur, qui appuya Maurice Duplessis, est aujourd’hui célébré par une députée libérale, Marie Montpetit. Le Rocket, qui a incarné le nationaliste canadien-français, a servi la conception très années 1950, très britannique, du Dominion d’un Stephen Harper et de ses lieutenants. Le hockey est un grand sport, ultra-populaire chez nous. Mais ce n’est qu’un sport; qui prend une trop grande place dans notre mémoire, par rapport aux événements politiques, sociaux et culturels.
ANTI-INTELLECTUALISME DÉCOMPLEXÉ
Cela explique sans doute pourquoi on liquide la référence à Crémazie avec autant de légèreté à l’assemblée nationale. Certains ont dit: «Mais c’était un fraudeur!» Balzac avait des cachettes pour échapper à ses créanciers. Faudrait-il déboulonner sa statue? Savoir distinguer l’oeuvre et l’artiste est essentiel, à moins que ce dernier ne soit l’auteur d’un crime grave. On me répondra que Crémazie a son boulevard, une statue, des rues, etc. C’est vrai. Il reste que la rétrogradation qu’il subit ici révèle des traits déplorables du Québec contemporain: l’indifférence à la période d’avant la sacro-sainte révolution tranquille, d’abord, où les Crémazie et compagnie sont totalement ignorés des cours de littérature et d’histoire. Ensuite, on peut y détecter une sorte d’anti-intellectualisme décomplexé. «Pfff, à quoi ça sert, ça, la poésie? Ça n’intéresse pas les jeunes.» Dire que Crémazie a passé une partie de sa vie à déplorer le peu d’intérêt de son peuple pour la littérature et les arts! Évacuer ainsi son nom, c’est prouver qu’il a peut-être encore raison.