Le Journal de Quebec

UN DINOSAURE dans mon bateau

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La première fois que nous nous sommes parlé, il était en quatrième année. Il m’a accostée dans le corridor, sans le début de l’ombre d’un préambule.

Pour me demander lequel du brontosaur­e ou du giganotosa­urus, je préférais.

Pour poursuivre, sans attendre ma réponse, avec un brillant monologue sur son préféré à lui, le moins connu des deux, le giganotaus­orus, un carnivore de la famille des T-rex.

Il finit son exposé et avec la prestance de Charles Tisseyre, à Découverte­s me dit: «Une excellente fin de journée à vous, Mme MarieHélèn­e». Puis, il disparut.

C’est Raphaël*, un enfant autiste, Asperger. Et il est dans ma classe.

Quand j’ai vu son nom sur ma liste en septembre, je n’ai pas sauté de joie, parce que je ne connais pas grand-chose à l’autisme. Ma référence, c’était Rain Man.

Ensuite parce que je l’ai vu se fâcher souvent, il a l’air compliqué.

Comment vais-je réussir à naviguer sur les eaux tumultueus­es de l’année scolaire avec ce spécimen et les 25 autres élèves de ma classe régulière?

LE CORDAGE DU BATEAU

Avec Raphaël vient un éducateur spécialisé, pas toute la journée, mais presque. C’est essentiel. Il m’accompagne autant que Raphaël et fait le lien avec les parents. Le lien. L’élément-clé de l’aventure. La racine. Le pilier. Le coeur.

Au début, mon giganotaus­aurus (Raphaël fait presque deux fois ma grandeur!) me regardait à peine. Cela m’a pris beaucoup de patience — et très peu d’attentes — pour qu’il en vienne à échanger avec moi, considérer ce que je lui dis et demande. Un don de soi pur. Maintenant, je suis assez certaine qu’il m’aime.

LES GRANDS VENTS

Raphaël est sensible. Plein de petites choses le touchent, le bouleverse­nt. Son humeur change souvent.

Quelles choses? Dur à dire. J’en découvre tous les jours.

Il y en a quelques-unes que je peux maintenant prévoir. Sauf que dans le feu de l’action, je les oublie! Et on se brouille. Puis on se raccommode.

Raphaël comprend le monde à sa manière. Et sa manière n’est pas bête du tout. Suffit de s’arrêter pour la saisir.

Tous les jours, nous défaisons des noeuds. Parce qu’il a mal inter- prété la parole d’un ami, l’interventi­on d’une enseignant­e. Il dépasse les limites. Se fâche. Pas parce qu’il est méchant.

C’est que Raphaël décode difficilem­ent le non verbal. Et le verbal, parfois. Et quand les deux canaux s’entrecrois­ent, c’est difficile pour lui. Je dois donc être précise. Imagée. Claire dans mes attentes. Prévisible. Ce qui sert aux autres élèves.

Il est rigide, aussi. Le nerf de la guerre pour moi. Bonjour, ouverture et souplesse! J’apprends à choisir mes combats, rajuster ma cible, apprécier ses chemins différents. C’est fou ce qu’il peut m’exaspérer, parfois. Je dois faire appel à toute ma créativité pour qu’il fasse des pas, des fois de côté, beaucoup par en avant.

Je ne sais pas qui de nous deux aura appris le plus cette année, mais nous avons tous avancé. Ensemble, tête baissée, dans ce gros bateau imparfait, original, différent. Je n’avais jamais vu un dinosaure dans un bateau. C’est beau! *Avril est le mois de l’autisme et pour l’occasion, notre chroniqueu­se vous présente le portrait touchant d’un de ses élèves actuels qui est Asperger. Son histoire est racontée en accord avec l’élève et ses parents.

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