Le 542 Grand Prix de « Torto»
VINTIMIGLIA, Italie | C’était le 8 mai 1982. À Zolder en Belgique. C’était déjà un voyage de fou comme ils le sont tous. Christian Tortora couvrait les qualifications avec un intérêt encore plus passionné. C’est qu’à Imola, deux semaines plus tôt, Didier Pironi avait joyeusement «crossé» son ami Villeneuve en lui volant une victoire déjà acquise pour Ferrari.
Tortora se rappelle encore le visage fermé de Villeneuve sur le podium en acceptant le trophée de la deuxième place. Il était blanc de colère. Humilié.
Et là, à Zolder , Pironi devançait Villeneuve par quelques centièmes de seconde aux qualifs.
La Ferrari no 27 s’est élancée, pilotée avec rage par Villeneuve.
On était en 1982. La télévision n’était pas aussi omniprésente qu’aujourd’hui. Et puis, «Torto» venait de quitter Villeneuve, qu’il avait accompagné jusqu’au départ pour les tours de qualifications. Il remontait l’escalier quand il a senti quelque chose. Indéfinissable. En entrant dans le centre de presse, les télés remontaient déjà en boucle les images de l’accident. Ce sont celles qu’on retrouve encore aujourd’hui sur Youtube.
LES HISTOIRES DE VINTIMIGLIA
On était à Vintimiglia, une belle ville italienne située à moins d’une heure de Monaco. «Torto» avait des courses à faire et cet incorrigible voyageur connaissait tous les recoins de la ville.
Il avait commencé à me raconter l’histoire un peu plus tôt en mangeant dans un endroit d’un charme invraisemblable. Manger en dehors du temps, c’est ça. Mais là, dans le marché public, j’avais d’autres questions à poser.
– Si je me souviens bien, Joann était à Monaco. Comment tout ça a été géré ?
«C’est Pierre Desjardins, président de Labatt, qui m’a appelé. En me demandant de contacter Armand Torchia, du groupe Houston. Je connaissais bien Armand. Fallait d’abord emmener Joann et les enfants à Bruxelles. On a déniché un jet privé pour aller les chercher à Nice. Je me rappelle que Gaston Parent et sa femme Michelle ont joué un grand rôle pendant tous ces tristes événements. Pendant ce temps, on cherchait le premier ministre Pierre Elliott Trudeau, qui était dans un sous-marin si mes souvenirs sont exacts. On voulait qu’un avion militaire canadien ramène le corps et la famille à Montréal.
«Je devais faire des reportages à CKVL à travers tout ça. Et les journalistes appelaient de partout au Canada et dans le monde. J’ai fait faire une grosse couronne de fleurs au nom de Ferrari. Ils ne m’ont jamais remboursé les 300 $. Puis, des fleurs pour la tombe de Gilles. C’est là que j’ai réalisé que Gilles était venu en jeans et chandail à Zolder. On n’allait pas le mettre tout nu dans la tombe après l’embaume. Fallait acheter au moins un veston.
«Et puis, le gros avion militaire est arrivé. Joann et les enfants étaient maintenant à Bruxelles. Joann avait choisi la tombe, je pense. Il y avait des familles canadiennes qui revenaient d’allemagne dans l’avion militaire. Mais tout le monde avait été d’une délicatesse géniale. Pendant le vol, j’avais la gorge serrée quand le petit Jacques, 11 ans, m’a demandé alors qu’il se tenait debout près de la tombe de Gilles: ‘‘Toi, Christian, tu l’as vu mon père. Comment c’était l’accident?’’ Je n’ai jamais oublié ses grands yeux si intelligents. Ça me poursuit depuis ce jour», de raconter Torto.
Deux jours plus tard, dans le parking de l’église de Berthierville, «Torto» me racontait des bribes de cette histoire. À la fin de l’entrevue, nous étions des amis pour la vie.
Et ça continue…
540 AUTRES GRANDS PRIX
Il y a eu 540 autres Grands Prix dans la carrière de Tortora. Montréal sera son 542e. Malheureusement pour les fans, ce ne sera pas à RDS. Mais ça, s’il en parle à ses amis, il ne veut pas qu’on achale le public avec ses problèmes.
Il a couvert son premier Grand Prix à Johannesburg en Afrique du Sud. Pour les débuts de Villeneuve en Formule 1. C’était en 1978. L’année de la victoire de Gilles Villeneuve à Montréal. Pendant sa carrière, il a couvert la guerre au Liban ou la grève de la faim d’un leader de L’IRA à Belfast en Irlande. Il avait déjà parcouru le monde comme reporter pour CJMS. C’était du journalisme de brousse , même la F1.
«Souvent, je devais faire mes reportages dans une cabine téléphonique au milieu d’un bruit d’enfer. Pour envoyer les entrevues enregistrées, surtout en F1, je dévissais le microphone des téléphones pour ploguer mes fils directement dans l’appareil», dit-il.
Et quand il entrait à Montréal le lundi soir, on l’attendait pour couvrir les faits divers le lendemain.
Il est membre d’un club sélect de la Formule 1. Le club des 500 Grands Prix. Quand il a reçu sa médaille d’honneur, Sir Frank Williams était à la cérémonie. «Bienvenue dans le club. Maintenant, tu peux m’appeler Frank», lui a dit Williams.
Ron Dennis et Flavio Briatore étaient également reçus dans le club sélect ce soir-là. Vous avez tous deviné qu’ils ont tous parlé en français à «Torto».
C’est avec lui que j’ai appris que Rubens Barrichello, Frank Williams, Damon Hill et une foule d’autres personnages de la F1 parlent français. Le fallait, «Torto» n’a jamais appris plus que trois mots d’anglais en 39 ans de Formule 1. C’aurait été compliqué de couvrir le Canadien…
LES CHANTS DE JEREZ
C’est sûr que Christian Tortora a défendu la F1 bec et ongles. Il aime la discipline. C’est viscéral. Et en même
« Souvent, je devais faire mes reportages dans une cabine téléphonique au milieu d’un bruit d’enfer. » – Christian Tortora
temps cérébral. Faut dire que pour lui, la Formule 1 est un extraordinaire plateau de tournage. Une scène de théâtre digne de Shakespeare. Ou d’alexandre Dumas.
Je me rappelle de Jerez en Espagne. C’était le 24 octobre 1997. Le vendredi soir. On couchait dans un hôtel entre la piste à Jerez et Séville. Il y avait un balcon sur le toit de l’hôtel. Ce soir-là, «Torto» faisait son intervention à la radio vers minuit moins quart. Six heures moins quart à Montréal.
J’étais couché dans mon lit, un étage plus bas, et j’écoutais son intervention par téléphone en direct de la station. J’avais été stupéfait de l’entendre décrire le départ des bombardiers B52 américains qui s’envolaient d’une base toute proche à Jerez pour aller bombarder Bagdad quelques années plus tôt lors de la guerre du Golfe. C’était un cours d’histoire fascinant.
Deux jours plus tard, Jacques Villeneuve gagnait le championnat du monde et Tortora suivait les derniers mètres de la course les yeux pleins de larmes.
Jeudi soir, je montais péniblement la côte menant à la rue du port à Monaco. Maudit genou gauche Dr Circovik. «Torto» m’attendait sur le coin. Il était tout content. De me voir, un peu pas mal, mais surtout, il venait de rencontrer quelqu’un de tellement important pour lui.
«Je viens de jaser avec le petit. Je suis tombé sur lui». Le petit, c’est Jacques Villeneuve. «Le petit» a maintenant 47 ans et se débrouille très bien comme analyste à la télévision française. C’est plus qu’un grand garçon. C’est une belle tête d’homme.
Mais pour «Torto», une partie de lui aura toujours 11 ans.