DES MILLIERS DE MÉDECINS FICHÉS À LEUR INSU
L’industrie pharmaceutique réussit à savoir qui prescrit quoi
« LES MÉDECINS SONT TENUS DANS L’IGNORANCE. ILS (IMS) FONT DE L’ARGENT SUR LE DOS DES MÉDECINS » – Dr Charles Bernard, président du Collège des médecins du Québec
Des milliers de médecins québécois sont fichés, souvent sans le savoir, par les compagnies pharmaceutiques qui paient le gros prix pour obtenir une foule d’informations confidentielles sur les médicaments qu’ils prescrivent.
Notre Bureau d’enquête a mis la main sur des listes, dont une contenant plus de 7000 noms de médecins, utilisées par les fabricants de médicaments pour inciter les médecins à prescrire à leurs patients davantage de leurs produits.
Formations payées et repas au restaurant: ces pharmaceutiques n’hésitent pas à dépenser pour tenter de convaincre les professionnels de la santé (voir page 2).
La pratique est controversée: plusieurs médecins joints par notre Bureau d’enquête ignoraient qu’ils étaient ainsi fichés. La Commission d’accès à l’information du Québec juge d’ailleurs que la transmission de certains renseignements va trop loin (voir page 4).
Ces données proviennent d’une compagnie dont le siège social est aux États-unis, QuintilesIMS. Celle-ci les collecte à partir des prescriptions remplies dans les pharmacies partout au Québec.
LISTES SECRÈTES
Ces listes fournies aux représentants des compagnies pharmaceutiques doivent rester secrètes.
Elles valent leur pesant d’or, selon nos sources, même si on ignore à quel tarif exact elles sont vendues. Même les médecins qui y figurent ne peuvent les consulter, à moins que ce soit pour voir leurs propres données.
«Je suis vraiment étonné», a laissé tomber le Dr Steve Breton, de Thetford Mines, qui figure sur une liste obtenue par notre Bureau d’enquête. «Je n’avais aucune idée qu’ils avaient ce genre d’information.»
Sa collègue de Varennes, Dre Lucie Dauphinais, se doutait que les compagnies avaient des données sur ses prescriptions, mais pas aussi précises. «Je ne suis pas contente de savoir ça, ça m’agace.»
Les compagnies pharmaceutiques créent aussi leurs propres listes de médecins à partir des données D’IMS Brogan, récemment rebaptisée QuintilesIMS. «Un représentant doit cibler entre 20 et 30 tops prescripteurs et les visiter plusieurs fois dans l’année», dit une source.
PROFILAGE DE MÉDECINS
On les profile même selon qu’ils adoptent rapidement ou non un nouveau médicament.
IMS avait obtenu l’autorisation pour collecter ces données en 2002, à condition que les médecins ne puissent être ciblés. Mais 15 ans plus tard, le ciblage est devenu possible et le président du Collège des médecins j uge que c’est inacceptable. Le Dr Charles Bernard s’inquiète des pressions qui pourraient être faites sur ceux qui prescrivent moins. «Cibler un individu parce qu’il ne prescrit pas assez de corticostéroïdes, c’est inacceptable.»
Dans son documentaire Québec sur ordonnance sorti en 2007, Paul Arcand avait questionné le ministre Philippe Couillard, alors ministre de la Santé, sur les fameuses listes IMS. Dix ans plus tard, le gouvernement n’est pas intervenu pour encadrer davantage ces pratiques et les méthodes de ciblage se sont raffinées.
Environ 10 % des médecins ont demandé que leur nom ou leur profil de prescription soit retiré des données D’IMS, comme leur permet la loi.