Des trafiquants d’armes piégés par une taupe
Deux Montréalais risquent jusqu’à 85 ans de prison aux États-unis pour avoir tenté d’armer des criminels
Deux Montréalais qui prétendaient armer des criminels aux quatre coins de la planète se retrouvent dans la mire de la justice américaine pour avoir commandé un arsenal de guérilla à un agent double.
Guy Deland, 58 ans, et Charan Singh, 47 ans, sont visés par des procédures d’extradition afin qu’ils puissent subir leur procès à Buffalo, dans l’état de New York, relativement à plusieurs accusations liées au trafic d’armes.
Ils y sont passibles de peines maximales de 85 ans d’incarcération advenant leur culpabilité, selon des documents judiciaires que Le Journal a obtenus dans cette affaire digne d’un roman d’espionnage.
Arrêtés à la fin juin, les deux Québécois — et leur patron allégué, Aydan Sin, un Canadien d’origine asiatique qui habite en Colombie-britannique — ont été piégés dans une enquête du département américain de Sécurité intérieure, le Homeland Security, avec l’aide de la Gendarmerie royale du Canada, de novembre 2016 à avril 2017.
En outre, le trio aurait commandé 160 pistolets Glock, 15 pistolets-mitrailleurs mini Uzi dotés de silencieux, ainsi que des munitions à un soi-disant marchand d’armes de l’état de New York.
La marchandise devait ensuite être acheminée de façon clandestine à des clients de Sin situés à Dubaï, en Colombie et à Vancouver.
Ce n’est qu’après leur arrestation que les présumés trafiquants ont appris que leur contact américain, à qui ils ont versé une avance de 70 000 $ US, était un agent double du Homeland Security.
COMMANDES DE 1 M$
Charan Singh, un camionneur né en Malaisie et habitant à L’île-perrot avec sa femme et leurs trois enfants, aurait amorcé les contacts avec la « taupe », selon les procureurs du U.S. Attorney.
Le 22 novembre dernier, l’agent double aurait reçu un courriel du Québécois, qui disait s’appeler « Charlie » et qui « cherchait à acquérir des armes de poing de marque Glock et Beretta pour les expédier à Dubaï, aux Émirats arabes unis », selon la preuve au dossier.
« D’après lui, après la livraison à Dubaï, d’autres commandes bien plus imposantes allaient suivre. Des commandes d’une valeur allant jusqu’à un million de dollars, incluant des pistolets, des mitraillettes et des grenades. »
SOUS L’OEIL DES POLICIERS
Quelques jours plus tard, Singh aurait proposé à l’agent double de lui présenter « son partenaire », qu’il appelait « Andy from B.C. ».
Le 8 décembre suivant, des policiers de la GRC mis dans le coup par leurs collègues américains ont surveillé Singh dans un Tim Hortons, à Montréal, en compagnie de Guy Deland, un résident du secteur Pierrefonds, et de leur présumé boss, Aydan « Andy » Sin. Durant leur rencontre, le trio envoyait des courriels à l’agent double pour préparer la transaction.
L’agent double a proposé de leur vendre 40 pistolets Glock 26 [l’un des modèles utilisés comme arme de service par les policiers de la Sûreté du Québec, entre autres], 15 pistolets-mitrailleurs mini Uzi et 15 silencieux pour les Uzi à un prix de 96 243 $ US, incluant les taxes de vente applicables. Il leur a fait parvenir les formulaires de demande de permis des autorités américaines pour procéder légalement à l’exportation des armes.
Sin a appelé l’agent double le jour même et lui a demandé quel montant supplémentaire il lui demanderait pour pouvoir « faire la transaction autrement ».
« LA MAUVAISE MANIÈRE »
— Il y a une bonne et une mauvaise manière de procéder, a déclaré celui qui jouait le rôle de l’armurier.
— Faisons-le de la mauvaise manière, aurait répondu le présumé trafiquant.
Le 14 décembre, le supposé marchand d’armes avait rendez-vous avec « Andy » Sin à l’hôtel Sheraton, au centre-ville de Montréal. Des policiers de la GRC vêtus en civil étaient sur place pour observer la rencontre.
Mais Sin a prévenu l’agent double par texto qu’il était « pris dans le trafic » et qu’il serait en retard. Puis, arrivé près de l’hôtel, le patron est resté au volant de son véhicule de location et a envoyé son « associé » Guy Deland parler avec l’américain.
Deland lui a dit que « ses hommes » tenaient à rester sous le radar des autorités. Le Montréalais lui a promis « un gros sac de cash », soit plus de 25 000 $, en guise de compensation pour le risque qu’il devrait prendre, selon les documents de cour.
COMME LE CRIME ORGANISÉ
Deland a demandé à l’agent double de s’assurer que les numéros de série gravés sur les armes soient effacés afin d’éviter que leur provenance puisse être retracée, comme le font généralement les tueurs du crime organisé.
Durant l’hiver, le fournisseur d’armes a reçu par la poste un téléphone de type Blackberry doté d’un logiciel pour envoyer et recevoir des messages textes cryptés, afin que leurs écrits ne puissent être interceptés par les policiers.
L’utilisation de communications cryptées est maintenant répandue chez les organisations criminelles, dont au Québec, où des enquêtes policières récentes ont démontré que les Hells Angels, la mafia italienne et les gangs de rue se servent de cette technologie.
En cas de pépin, le contenu de l’appareil fourni à l’agent double américain pouvait aussi être complètement effacé, soit par lui, soit à distance par un membre du réseau de Sin, simplement en tapant un « mot de passe de détresse ».
« PARTOUT DANS LE MONDE »
En janvier 2017, l’agent d’infiltration fut avisé d’expédier une partie des armes à Dubaï et le reste à Carthagène des Indes, en Colombie. Il a fait croire aux Canadiens que la marchandise était dissimulée à bord de deux cargos qui avaient quitté le port de Newark, au New Jersey.
Avant même que les bateaux arrivent à destination, Sin et Deland — tous deux déjà condamnés à des peines d’emprisonnement aux États-unis dans le passé et qui n’auraient pas d’emploi légitime connu au Canada, selon les autorités américaines — se sont informés auprès de l’agent double de la possibilité de leur procurer 120 pistolets Glock additionnels, de trois modèles différents, pour des clients à Vancouver.
« Ils parlent aussi d’éventuelles livraisons pour les Pays-bas et l’australie. Sin mentionne qu’il avait des commandes de partout dans le monde : les Émirats arabes unis, le Canada, la Colombie, le Panama, le Japon, l’australie, les Pays-bas, le Ghana et le Mexique », allègue la poursuite dans sa preuve.
LES SOUPÇONS DU PATRON
À la fin de mars, l’agent double a toutefois commis une erreur. Voulant amasser des éléments de preuve supplémentaires pour incriminer Sin, il a tenté de fixer un rendez-vous avec lui à Vancouver.
« Sin s’est mis à agir comme s’il soupçonnait l’agent double de travailler pour la police », soutient la poursuite.
Le 27 mars, Deland a avisé l’agent d’annuler la livraison d’armes en Colombie. « Il s’est déjà fait avoir par un “rat” avant. Mais moi je sais que t’es pas un flic. Les choses vont s’arranger », aurait ajouté Deland lors de leur dernière conversation.
Une semaine plus tard, l’agent double s’est aperçu que le contact préenregistré sur son Blackberry pour rejoindre Aydan Sin avait disparu. Et tous les messages textes cryptés qu’il avait échangés avec les Canadiens avaient été effacés à distance.
CAUTION DE 1 M$
Le Homeland Security croit néanmoins détenir suffisamment de preuves pour faire condamner les deux Québécois et leur patron.
Un tribunal de la Colombie-britannique a remis Aydan Sin en liberté provisoire, le mois dernier, moyennant une caution d’un million de dollars.
Guy Deland et Charan Singh ont aussi été libérés provisoirement en échange de cautions beaucoup moins importantes, à la fin juillet, après avoir passé un mois à la prison de Rivière-des-prairies. Tous deux doivent revenir au palais de justice de Montréal vendredi pour la suite des procédures.
« IL S’EST DÉJÀ FAIT AVOIR PAR UN “‘RAT”’ AVANT. MAIS MOI JE SAIS QUE T’ES PAS UN FLIC. LES CHOSES VONT S’ARRANGER » – Guy Deland, s’adressant à l’agent double, selon la preuve