Le Journal de Quebec

Dignité pour ceux qui n’ont rien

- LISE RAVARY Communicat­rice, journalist­e et chroniqueu­se

Quand j’étais petite, on les appelait les quêteux, les hobos. Les guenillous, les clochards ou les vagabonds. Quand la rectitude politique s’est abattue sur le langage, les mendiants sont devenus des sans-abri, des itinérants.

Que l’on choisisse un mot lourd de mépris ou une expression chargée de modernité pour décrire ces hommes et ces femmes prisonnier­s du dehors, la réalité ne change pas : vivre dans la rue avec pour seul bien terrestre un chariot de supermarch­é chargé de trésors usés semble être, aux bien nantis que nous sommes, le fond du baril de l’existence.

La plupart d’entre nous ressentent un malaise quand ils croisent un sans-abri qui mendie. Nous traversons la rue le nez en l’air, pour donner l’impression que nous ne l’avons pas vu. Et si, dans un élan de générosité, nous déposons quelques pièces dans sa main tendue, nous évitons, le plus souvent, le regard de celui qui va probableme­nt utiliser notre argent pour s’acheter une roche de crack.

LEÇON DE VIE

Il y a très longtemps, à Vancouver, j’avais évité le regard d’un vieil itinérant. Il ne mendiait pas. Il marchait dans la rue, dans un quartier huppé. Je ne sais trop quelle tête je faisais, mais il s’est arrêté devant moi, m’a souri avec coeur et m’a dit : « Smile, lady, au moins votre vie n’est pas comme la mienne. »

Je n’ai plus jamais fui le regard des gens de la rue.

J’emprunte souvent la rue SaintUrbai­n. Au coin de Sherbrooke, tous les matins, des Autochtone­s malheureux tendent leur verre en carton aux automobili­stes. La plupart font comme s’ils étaient invisibles. Si j’ai de l’argent, je donne un petit quelque chose.

Et si je n’ai rien, je les regarde quand même dans les yeux avec un sourire.

Après toutes ces années, ils me reconnaiss­ent. Que je donne ou non, j’ai droit à des salutation­s, des révérences, des pouces en l’air. La journalist­e en moi meurt d’envie de les interviewe­r, mais je me retiens.

Je ne suis pas rendue à l’étape de franchir la barrière de vie qui nous sépare, mais chaque nouvelle interactio­n me convainc qu’un sourire et un regard dans les yeux sont plus importants que l’argent.

C’est faire un don de dignité.

DERNIER REPOS

Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer, cette semaine, en lisant un texte sur l’abbé Claude Paradis dans Le Journal, « Itinérants enterrés dans la dignité ». Depuis quatre ans, à l’automne, il enterre les cendres de corps non réclamés de gens de la rue. Des êtres humains morts seuls et réclamés par personne.

« Ils meurent en manque d’amour », disait-il.

Il invite d’autres gens de la rue à se joindre à lui autour de la fosse commune du Repos Saint-françois d’assise, l’ancien cimetière de l’est. Il leur parle de la mort, mais aussi de l’espoir. Et puis, ils libèrent des papillons. Ça fait gnangnan catho ? Vous avez une meilleure idée ?

L’abbé Paradis donne à ces âmes anonymes un dernier moment d’humanité, avant qu’elles ne disparaiss­ent au fond de l’oubli pour toujours.

Un don de dignité pour l’éternité.

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