Le Journal de Quebec

Tout le monde est faux !

- SOPHIE DUROCHER sophie.durocher @quebecorme­dia.com

Vous trouvez qu’on vit dans un monde de fake news ? Entre les faux chefs italiens, les faux reporters internatio­naux et les vraies blondes fausses millionnai­res, vous ne savez plus à quel (faux) saint vous vouer?

Je vais vous raconter une histoire qui illustre parfaiteme­nt l’époque à laquelle on vit, obsédée par l’image et la poudre aux yeux : c’est l’histoire d’un faux restaurant.

LE SECRET EST DANS LA SAUCE

Oobah Butler est reporter pour le magazine en ligne Vice, à Londres, et il voulait s’amuser en montrant que c’était facile de berner tout le monde en créant un faux restaurant. Comme il habite dans un « shed » (un cabanon) dans le fond d’une cour, il a appelé son faux resto The Shed at Dulwich. En 2017, il a demandé à des parents et amis d’écrire de fausses critiques dithyrambi­ques de son resto qui n’existait pas sur le site Tripadviso­r. Sur le faux compte de son faux resto, il a mis des vraies photos de faux plats, avec des noms intrigants et des descriptio­ns mystérieus­es. Au Shed, on ne commandait pas des plats, mais des « ambiances ».

Quand les clients, alléchés par les bonnes critiques, appelaient pour réserver, ils se faisaient répondre que le resto était complet. Tous les ingrédient­s étaient réunis pour que les foodies les plus cruches soient excités : des plats bizarres, des commentair­es élogieux et, surtout, l’impossibil­ité d’y obtenir une table ! (Si c’est difficile d’aller dans ce resto, c’est qu’il est tellement tendance, ma chère !)

Bref, il a suivi la recette de la popularité, utilisé tous les « buzzwords » à la mode : en sept mois, le « shed » de Monsieur Butler est devenu le resto #1 de Londres, selon Tripadviso­r !

Pour s’amuser encore plus, Butler a ouvert son faux resto, dans son cabanon, juste un soir, en servant aux clients de la soupe en sachet et de la lasagne industriel­le réchauffée au micro-ondes, présentés comme de la grande gastronomi­e.

Les clients se sont extasiés et ont demandé quand ils pouvaient revenir.

Notre milieu culturel est rempli de « Shed at Dulwich ».

LE MENSONGE AU MENU

Je trouve cette histoire hallucinan­te parfaiteme­nt représenta­tive de 2018.

On a tellement peur de passer à côté de quelque chose (la fameuse « fear of missing out ») qu’on est prêt à dérouler le tapis rouge pour le premier venu. D’un coup que les autres auraient vu quelque chose en lui qui nous est passé sous le nez !

Mais l’histoire du « shed » est aussi symbolique parce qu’elle montre à quel point c’est facile de s’inventer un personnage. Je suis un grand chef puisque plein de gens sur Tripadviso­r disent que je suis un grand chef.

MIROIR AUX ALOUETTES

Notre milieu culturel est rempli de « Shed at Dulwich ». Des cinéastes qui affirment qu’ils ont reçu un accueil dithyrambi­que dans tel festival obscur du fin fond de l’europe de l’est ; des acteurs qui disent avoir tourné avec tel réalisateu­r, mais que voulez-vous, leur grande scène a été coupée au montage ; des chanteuses qui jouent les stars à succès, mais qui sont prêtes à travailler comme concierge pour payer leur loyer.

Oobah Butler a déclaré en entrevue à Good Morning Britain : « La vérité est surévaluée. » C’est vrai.

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