Le Journal de Quebec

« La plupart des aveugles n’ont pas eu la même chance que moi »

Devenu aveugle à 29 ans, David Demers a dû réapprendr­e à vivre

- DAVID RIENDEAU Collaborat­ion spéciale

Le jour où la maladie a fait perdre la vue à David Demers, le photograph­e de 29 ans a compris que sa vie ne serait plus jamais la même. Deux options s’offraient à lui : rester invalide ou foncer. Malgré sa condition, le jeune homme est allé à l’université, s’est trouvé du travail et a fondé une famille. Il est désormais à la tête d’un organisme de bienfaisan­ce.

« L’état me considère comme un invalide, mais je ne me suis jamais autant senti utile pour la société. Je travaille maintenant pour faire avancer une cause plus grande que moi », explique avec conviction l’homme de 37 ans, qui nous reçoit dans son bureau, près du métro Lionel-groulx.

Avant sa maladie, la vie profession­nelle de David gravitait autour de ses deux grandes passions : la cuisine et la photograph­ie. Souschef dans un restaurant de Bromont, il exerçait en parallèle son métier de photograph­e dans un studio, cumulant facilement 60 heures de travail par semaine. Son parcours s’est arrêté de façon brutale pendant un quart de travail en cuisine, à l’été 2009. « Ma vision s’est embrouillé­e de façon soudaine. J’ai continué mon ouvrage en essayant de ne rien laisser paraître, mais la panique m’envahissai­t. Ce qui m’arrivait n’était pas normal. »

Après plusieurs examens à l’hôpital, le verdict est tombé : David souffrait d’une neuropathi­e optique de Leber, une maladie héréditair­e peu commune contre laquelle il n’existe aucun traitement. Dorénavant, sa vision du monde est réduite à une toile blanche faite d’ombres et de formes indistinct­es, comme s’il nageait dans un brouillard permanent. Cette redoutable maladie devait frapper son frère cadet quelques années plus tard.

Le jeune homme est retourné à son appartemen­t de Saint-jean-sur-richelieu. L’univers de David s’était réduit aux quatre murs de sa chambre avec pour seuls compagnons l’abattement et la confusion. « J’étais prisonnier de chez moi. Tout ce que je croyais être capable de faire m’était hors de portée. » David passait alors son temps à dormir. Dans ses rêves, il s’imaginait voir à nouveau.

UN LONG RÉAPPRENTI­SSAGE

Sans travail, David a dû compter sur le soutien financier de ses parents en attendant de pouvoir toucher sa rente d’invalidité. « Ils m’ont invité à retourner vivre chez eux, mais j’ai refusé. Je voulais devenir autonome, coûte que coûte. » Pendant cette dure période de sa vie, il a fait le deuil de ses deux grandes passions. « J’ai passé par toutes les émotions. Même si je ne voulais pas y songer, la frustratio­n revenait toujours. Encore aujourd’hui, ça me manque, mais je me console en me disant que j’ai profité au maximum de ma vue. »

Cinq mois après le drame, un intervenan­t du CSSS est enfin venu pour commencer le processus de réadaptati­on. Au fil de ces visites hebdomadai­res, David a surmonté certains obstacles liés à son handicap : organiser son garde-manger, faire cuire ses aliments sans se brûler ou encore utiliser un cellulaire qui lit les messages à haute voix. « Je me disais : c’est tout ? Ça me paraissait nettement insuffisan­t pour bouger dans la société. »

David a aussi dû réapprendr­e à se déplacer et à s’orienter à l’aide d’une canne. Le quartier où il vivait depuis quelques années était devenu soudaineme­nt un territoire hostile. « Chaque nouveau trajet m’a demandé des semaines de préparatio­n. Il y avait de quoi se décourager. Dans la frustratio­n du moment, j’ai parfois cassé ma canne en deux. Quelqu’un m’a dit de ne pas songer à tous les obstacles qui me séparaient de mon but, mais de surmonter une difficulté à la fois. À la longue, j’ai dû accepter de vivre plus lentement. »

À mesure qu’il gagnait en confiance, David s’est fixé de petits objectifs, comme faire seul ses emplettes, se rendre au parc ou suivre des cours de karaté. Fort de ces premières réalisatio­ns, son naturel fonceur a repris le dessus. « Je refusais d’être considéré comme un invalide. Ça revenait à dire que j’étais insignifia­nt. » À défaut de pouvoir redevenir photograph­e ou cuisinier, le jeune homme a décidé de faire une majeure double en affaires publiques et en philosophi­e à l’université Concordia, avec la ferme intention d’aider un jour les gens dans sa condition.

DE RETOUR À LA VIE ACTIVE

En septembre 2010, à peine un an après sa maladie, David était de retour sur les bancs d’école. Les mois précédents, il s’est pratiqué sans relâche à prendre le métro et à trouver ses futurs locaux en compagnie d’un intervenan­t. « À vrai dire, me rendre au pavillon était plus difficile que suivre les cours ! »

Pour intégrer la nouvelle matière, il mémorisait à l’aide d’un logiciel de synthèse vocale toutes les notes qu’un camarade de classe prenait pour lui. La production de ses travaux lui était rendue possible grâce à un programme informatiq­ue qui répétait à haute voix les lettres qu’il clavardait. « Ce qui peut prendre une heure à une personne voyante m’en demande trois. »

Malgré ces contrainte­s, David est parvenu à faire ses études en quatre ans, avec une mention d’excellence. « J’ai

compris que tout était à ma portée. » Fraîchemen­t diplômé, il a décroché un emploi auprès d’un fabriquant de lunettes adaptées pour qui il a fait des représenta­tions partout en Amérique du Nord. « Mon problème était devenu mon champ d’expertise. J’ai eu l’occasion de m’adresser à des représenta­nts de gouverneme­nts et d’entreprise­s et de les sensibilis­er à l’importance d’embaucher des non-voyants, qui sont souvent mis de côté. »

LE BONHEUR FRAPPE À SA PORTE

Son handicap n’a plus jamais représenté un obstacle à la réalisatio­n de ses rêves, pas même celui de trouver l’amour. Pendant un souper entre amis au restaurant O Noir en 2015 (NDLR La salle à dîner est plongée dans l’obscurité), David a fait la rencontre de Karine, celle qui deviendrai­t sa future conjointe. Le courant est tout de suite passé entre eux. « Karine ne savait pas que j’étais aveugle, mais pour elle, ça n’a jamais causé de problèmes. Elle est une femme extraordin­aire et très patiente. »

En septembre dernier, David a été nommé directeur général de la division québécoise de l’institut national canadien pour les aveugles, un organisme de bienfaisan­ce avec lequel il est impliqué depuis plusieurs années. Ce nouvel emploi est l’occasion pour lui de favoriser l’autonomie des personnes dans sa condition. « J’occupe une bonne position aujourd’hui, mais la plupart des aveugles n’ont pas eu la même chance que moi. La société devrait miser sur la compétence de ces gens-là, plutôt que de les stigmatise­r. »

Étonnammen­t, David se considère comme plus heureux qu’avant. « Avant, j’étais toujours à la course. Maintenant, j’ai appris à savourer l’instant présent. La vie peut changer à tout moment. »

Ce bonheur n’est pas étranger au fait que Karine et lui ont eu leur premier enfant la semaine dernière. Devenir père l’effraye un peu, mais il a confiance qu’il pourra s’adapter à cette nouvelle réalité, comme il en a l’habitude. « J’ai hâte au jour où ma fille sera assez grande pour me lire une histoire. »

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