Le Journal de Quebec

La vieille âme

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Je termine la correction de ma revue de semaine d’il y a un mois. Léger décalage. Ça arrive.

La secrétaire m’interpelle à l’interphone. Je dois me rendre illico au gymnase où sont mes élèves. Le prof d’éduc m’attend. Il me demande, l’air grave, de lui donner un coup de main pour amener Laurie avec moi au vestiaire.

Mon élève est affalée au sol. Les lèvres blanches. Elle respire bruyamment.

Nous l’installons donc sur le plancher du vestiaire. Je roule sa veste de coton ouaté pour lui en faire un oreiller. Laurie finit par s’apaiser. « As-tu trop couru ? As-tu déjeuné, ce matin ? » Laurie fait non de la tête et se met à pleurer. Elle se roule sur le côté. Se referme comme une huître.

Mes questions ne sont de toute évidence pas les bonnes.

LES PETITS SIGNAUX

Laurie est une enfant secrète. Discrète. Voire effacée.

« Laurie a une vieille âme », me disait sa prof de maternelle avec qui je discutais de mon élève.

C’est vrai que Laurie est spéciale. Mature. Profonde.

Et la joie, quand elle passe dans son regard, est toujours contenue. Maîtrisée. Laurie m’intrigue. Impression qu’elle porte quelque chose d’important en elle.

Et depuis la relâche, une brume épaisse de tristesse s’ajoute à ce poids qui semble peser en permanence sur ses épaules. Et s’isole de plus en plus. Les devoirs ne se font plus. J’en suis à mon deuxième courriel à ses parents et autant de messages sur leur boîte vocale. Et aucun retour de leur part.

LES FUSÉES DE DÉTRESSE

Je lui prends le menton. Qu’est-ce qui se passe, Laurie ?

Laurie ne me répond pas. Et je sens qu’elle ne le fera pas non plus. Les lèvres soudées et repliées par en dedans. Des larmes coulent. Une fleur de peau. Qui se liquéfie. Je n’insiste pas. Et lui dis que je suis là pour elle. Que si elle veut me parler, je suis disponible en tout temps.

Elle hausse les épaules. Et échappe : « Merci, mais je ne veux pas en parler ».

Mon élève se relève, essuie ses larmes et sort rejoindre les autres. Ma petite voix me parle souvent de Laurie. Des chuchoteme­nts qui viennent et vont. Et voilà cette demande à l’aide déguisée en crise de panique. Et cet aveu. De ce quelque chose dont elle ne veut parler.

Les éléments qui, inconsciem­ment, me manquaient pour confirmer mes impression­s. Et agir.

Je vais passer voir Mme Suzanne. La psychologu­e. Laurie va devenir sa priorité. Comme au triage à l’urgence. Ce moment précis où je sens que ce que je fais pour mon élève, là, maintenant, est de la plus haute importance. Que mon action est capitale. Presque vitale.

Et n’a absolument rien à voir avec les maths ou le français.

Mon élève a besoin d’aide pour dénouer un truc. Je ne sais pas quoi. Mais un noeud lui serre la gorge. Et l’étouffe. De plus en plus. Et depuis longtemps, je pense. C’est le début de quelque chose pour Laurie. Et, j’espère, la fin d’autre chose…

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