JURÉS DES IDENTIFIÉS PAR FACEBOOK
Des avocats se servant des cellulaires dans les palais de justice
Les réseaux sociaux mettent à mal la confidentialité des jurés même s’il s’agit d’un aspect fondamental du système de justice, affirment des experts consultés par notre Bureau d’enquête.
« Au début d’un procès, nous pouvons avoir accès au nom, à l’âge et à l’emploi d’un juré. Aujourd’hui, ces informations sont suffisantes pour retrouver quelqu’un », explique Alexandra Longueville, une avocate habituée aux procès devant jury.
La j uge retraitée Nicole Gibeault va encore plus loin en affirmant que les réseaux sociaux ont « changé la game » tellement il est facile d’obtenir des informations sur un individu. Et selon l’implication d’un juré sur internet, il peut même être géolocalisé en tout temps.
ANONYMAT ESSENTIEL
Pourtant, leur confidentialité est essentielle au bon fonctionnement de la justice et fouiller dans leur vie est ultra délicat, s’accordent tant Me Longueville que l’ex-juge Gibeault. Car en préservant leur anonymat, cela leur permet de juger sans crainte et en toute quiétude.
« Si je ne respecte pas leur confidentialité, je manque cruellement à mon serment d’office », affirme Alexandra Longueville.
Les deux expertes s’entendent pour dire que la loi qui protège les jurés devrait être mise à jour en tenant compte du fait qu’il est maintenant possible de fouiller dans la vie d’un juré grâce à la technologie.
« Ça peut aller loin, ce serait un scénario digne d’hollywood, explique la juge retraitée Gibeault. Si quelqu’un l’a fait, selon les circonstances, c’est aller trop loin. »
FOUILLE DANGEREUSE
L’ex-juge rappelle que si quiconque a des doutes sur l’impartialité d’un juré, il peut prévenir le juge, qui pourra mener son enquête.
« Un juré, c’est un juge de la Cour supérieure », rappelle pour sa part Me Longueville, expliquant que fouiller la vie d’un juré revient donc à l’équivalent de fouiller la vie d’un magistrat.
Et si quelqu’un a des raisons de croire qu’un juré a commis une faute, il ne revient pas à la personne d’enquêter par elle-même, soutient Mme Gibeault.
« Géolocaliser quelqu’un, ça se fait avec un mandat de la Cour, il faut utiliser les voies légales, conclut-elle. Si c’est dans le but de percer une quelconque faute, il faut prévenir le juge. Mais une partie de pêche privée, c’est non. »
Ces citoyens dont l’identité doit être protégée se font piéger lorsqu’ils apportent leur téléphone au palais de justice
D’influents avocats de la défense québécois utilisent Facebook pour identifier des membres du jury lors de procès criminels, a appris notre Bureau d’enquête. Ces citoyens, dont l’identité doit absolument rester secrète, ne se doutent de rien pendant qu’on fouille dans leur vie privée.
L’exploitation des données personnelles de Facebook ne sert pas qu’à des fins publicitaires ou politiques, à l’image du récent scandale de la firme Cambridge Analytica. Elle sert aussi discrètement dans les palais de justice.
La protection de l’identité des jurés, l’un des fondements du système judiciaire canadien, vise, par exemple, à éviter que ces citoyens ordinaires ne soient victimes d’intimidation ou de représailles pendant ou après un procès.
Et pourtant, lorsqu’ils se présentent chaque matin au palais de justice avec leur téléphone intelligent en poche, les jurés québécois ouvrent toute grande la porte à leur identification.
Cela n’est pas une hypothèse ou de la science-fiction. Plusieurs avocats nous ont expliqué qu’ils exploitent cette faille avec succès dans des palais de justice du Québec afin de mieux connaître les jurés et ainsi d’obtenir une issue plus favorable pour leur client.
Pour protéger l’intégrité des procès et obtenir des détails sur cette technique d’identification, nous avons accordé la confidentialité aux acteurs impliqués.
UN JEU D’ENFANT
Notre Bureau d’enquête a récemment été témoin, démonstration à l’appui, des techniques utilisées par l’équipe de la défense d’un accusé pour recueillir un maximum d’informations personnelles sur des membres du jury dans une tentative de faire acquitter son client.
La défense a exploité une fonctionnalité de Facebook qui propose de devenir ami avec des gens dont vous ignorez le nom, mais que vous pourriez connaître, par exemple si vous les côtoyez tous les jours à l’école ou au travail ( voir
ci-dessus). Ça fonctionne aussi dans une salle de tribunal.
Sans éveiller les soupçons de quiconque, un membre de l’équipe de la défense a ainsi pu identifier des jurés qui se trouvaient devant lui. Dans le cas d’un juré en particulier, les recherches se sont poursuivies pour découvrir, en plus de son nom, une foule de renseignements personnels dont : √ L’adresse exacte de sa résidence √ Sa ville d’origine √ Des informations sur son employeur √ Les relevés de ses constats
d’infraction.
AUCUNE RÈGLE
Lors d’un procès criminel, les avocats de la défense ne reçoivent qu’une longue liste de noms des candidats jurés, qui contient en moyenne 300 ou 400 personnes, au début du processus de sélection du jury. Aucune photo ne permet de les identifier. Les défendeurs ne peuvent même pas garder cette liste à la fin de la journée.
De plus, pour assurer l’anonymat des jurés qui sont éventuellement choisis, le juge les identifie par un numéro. C’est aussi pour cette raison que les membres du public ou les journalistes qui assistent aux procédures n’ont pas le droit de les photographier ni de diffuser des informations sur leur identité.
« Si elle est avérée, une telle situation est très préoccupante », a réagi Caroline St-pierre, porte-parole de la magistrature, lorsque nous l’avons informée de nos découvertes. Selon elle, il n’existe aucune directive concernant l’utilisation de téléphones intelligents équipés de Facebook en cours de procès.
« Le seul moment où les téléphones cellulaires sont interdits, c’est pendant les délibérations du jury », précise-t-elle.
Il y a aussi la consigne de ne pas activer la sonnerie dans le tribunal.