Le Journal de Quebec

Des centaines de Spatule

- MATHIEU BOCK-CÔTÉ e Blogueur au Journal Sociologue, auteur et chroniqueu­r c mathieu.bock-cote @quebecorme­dia.com L @mbockcote

Souvenir d’adolescenc­e : il date de 1996 : des parents un peu tordus, manifestem­ent, avaient décidé de prénommer leur enfant Spatule.

Apparemmen­t qu’ils parlaient de l’oiseau du même nom et non de l’ustensile de cuisine.

PRÉNOM

Qu’importe : l’état civil s’y était opposé. Après une bataille judiciaire, les tribunaux avaient refusé d’endosser ce prénom. Leur raison : il risquait de condamner l’enfant au ridicule. L’état se reconnaiss­ait le droit de protéger les enfants contre les excentrici­tés de parents immatures.

En lisant avant-hier sur le site du Journal de Québec la liste des prénoms « inusités » de 2017, je me suis dit qu’il y avait désormais annuelleme­nt des centaines de Spatule et que les autorités avaient renoncé à lutter contre le ridicule. Le courant de la bêtise est trop fort.

Petite sélection : O’feelie, Emilou, Winner, Tommy Jackusie, Ziggie Love Sparrow, Happynaiss et Keysie Pitschoune­tte. J’aurais pu en relever d’autres, notamment tous ceux qui reprennent un prénom connu pour en « réinventer » l’orthograph­e ! On aurait envie de dire : parents, je vous juge !

Nous ne sommes pas ici devant un fait divers, mais devant une réalité sociale qui témoigne de la puissance d’un individual­isme devenu morbide.

Les parents qui affublent leurs pauvres enfants de prénoms aussi grotesques témoignent d’un désir d’originalit­é devenu fou, qui les pousse vers un comporteme­nt antisocial, nuisible à leur progénitur­e. Il y a des limites à faire de son bébé un cobaye. Pensent-ils vraiment assurer un destin exceptionn­el à leur enfant ? Croient-ils devoir lui inventer une personnali­té à partir de rien ?

Comment ne pas voir là une forme d’infantilis­me ? Pour reprendre les mots de Louis Pauwels, « ii y a sans doute dans chaque homme un enfant qui ne veut pas mourir. Mais il y a dans trop d’hommes un adulte qui ne veut pas naître. »

Il y avait déjà quelque chose d’agaçant à voir des parents québécois donner des prénoms anglais à leurs enfants, comme s’ils programmai­ent inconsciem­ment leur assimilati­on. Mais là, on passe à un autre niveau.

On y verra aussi le signe d’une profonde déculturat­ion. On en vient à oublier qu’un prénom, en général, réfère à une histoire, il s’inscrit dans une culture. Il peut évoquer des souvenirs, témoigner d’une admiration, rendre hommage à un parent ou à une personnali­té historique. Autrement dit, si un prénom singularis­e un individu, il l’inscrit aussi dans une communauté.

RIDICULE

Détail supplément­aire : on n’oubliera pas qu’au même moment, dans les classes aisées et culturelle­ment avanta- gées, on redécouvre les vieux prénoms français. Le prénom est un marqueur social et identitair­e. Le prénom devient ici un marqueur potentiel d’inégalités sociales.

Ce n’est pas sans raison que pendant longtemps, les immigrés donnaient un prénom « local » à leur enfant. C’était une manière de s’intégrer à un peuple. Quelquefoi­s, ils allaient même jusqu’à franciser le nom de famille. Cela envoyait un signal fort d’intégratio­n.

Chose certaine, cette histoire de prénoms est un incroyable révélateur du fait que notre société devient aujourd’hui une dissociété.

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 ??  ?? O’feelie, Winner, Spatule : certains ne craignent pas le ridicule...
O’feelie, Winner, Spatule : certains ne craignent pas le ridicule...

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