Plus jamais pour nos enfants
Quatre victimes du prédateur Bertrand Charest sortent de l’ombre pour presser les gouvernements d’agir
À un moment donné, une jeune femme à l’arrière de la salle pleurait. À la grande table de conférence, Geneviève Simard, la belle olympienne de Salt Lake City et de Turin, livrait son témoignage en luttant contre les sanglots.
Près d’elle, Anna Prchal, Gail Kelly et Amélie-frédérique Gagnon luttaient contre leurs ultimes peurs avant de se lever à leur tour.
Au centre, J.D Miller, le président et cofondateur de B2dix, un homme droit et acharné au travail que je connais depuis plus de 25 ans, était silencieux. Lui aussi aurait eu le goût de crier sa colère. Mais il se contenait encore.
Il voulait que les quatre victimes du coach de ski Bertrand Charest aient leur moment de parole à elles. C’est tellement important de pouvoir parler.
Puis, les quatre se sont retirées et J.D Miller a eu une réponse assassine à une question. Quand on connaît J.D Miller, on sait qu’il est allé rencontrer à leur maison des gens comme André Desmarais, la famille Bronfman et plusieurs autres Montréalais richissimes pour fonder ce qui allait devenir B2dix. L’entreprise capable de fournir le coup de pouce ultime qui permet aux athlètes canadiens de gagner des médailles et de faire des podiums.
J.D Miller, cet homme habituellement calme, avait une voix indignée quand il a lancé : « Il y a 30 ans, Ben Johnson s’est fait attraper pour dopage aux Jeux de Séoul. Quatre mois plus tard, le gouvernement dénichait Charles Dubin, un distingué juriste, et six mois à peine après Séoul, on lançait la commission Dubin pour éradiquer le dopage dans le sport au Canada. Pourtant, on sait depuis presque 20 ans que des prédateurs sexuels ont abusé de nos jeunes athlètes, des mineures souvent, causant des souffrances atroces, et qu’a-t-on fait de concret depuis ? Oui, qu’a-t-on fait pour protéger nos enfants ? »
Réponse évidente. On a surtout pensé à jeter un grand drap pour camoufler ces atrocités… et à poser avec les médaillés au pied des podiums.
UNE CHRONIQUE IMPOSSIBLE
C’est une chronique impossible à écrire. Il y a tellement de souffrances, tellement de brisures à l’âme qu’un texte de 900 mots ne peut rien dire. J’ai discuté (ou jasé… ce n’était certainement pas une entrevue) longtemps avec Anna Prchal et AmélieFrédérique Gagnon après les discours officiels.
Amélie-frédérique a 41 ans. Elle est mère de trois beaux enfants et vit à Boston avec son mari. Elle est capable de sourire, mais ce sourire disparaît quand elle a des flash-back de son adolescence. Et elle ne peut raconter ce qui s’est passé et les conséquences de cette horrible manipulation qui parfois était aussi pire que les agressions sans revivre ce qu’elle a longtemps essayé d’enfouir en elle.
Anna Prchal a trois enfants elle aussi. Elle est mariée au tennisman Simon Larose. Ses trois enfants ont le sport dans leurs gênes. Et elle doit maintenant choisir de faire confiance à quelqu’un. Comment ? Et à qui ?
CROIRE EN L’AMOUR
Imaginez. Essayez d’imaginer. Quand vous êtes sortie de votre sport complètement brisée, que vous ne saviez plus vers qui vous tourner, que les psychologues n’arrivaient pas à cerner ce qui vous faisait si mal…
Imaginez. Essayez d’imaginer ce qu’est votre vie intime quand vous rencontrez un homme bon et généreux, qu’il prend votre main, qu’il vous embrasse délicatement et que c’est le visage de Bertrand Charest qui surgit. Cette partie de la blessure est trop personnelle pour même en parler, mais essayez d’imaginer…
Parce qu’un jour, tu veux croire en l’amour. Tu veux faire confiance. Tu veux te faire confiance. Mais tu ne peux que vivre un jour à la fois, sans jamais savoir quand les souvenirs vont venir hanter un souper ou une nuit.
Imaginez c’est quoi vivre avec le trou béant d’une enfance ou d’une adolescence violée et volée.
LES AUTRES VICTIMES
Cette semaine, d’autres victimes vont demander le droit de parler. Et d’ici décembre prochain, d’autres cas contemporains, actuels, seront dénoncés.
En attendant, à Québec, le ministre Sébastien Proulx n’est guère convaincant. À Ottawa, c’est bien pire, on fait du justinisme. On ne dit rien et on fait accroire que la vie est belle.
C’est certain que c’est toujours plus rentable politiquement de poser avec une belle athlète vêtue de rouge feuille d’érable. Faudrait pas trop brasser le système en répondant aux exigences des victimes et de J.D Miller. C’est simple, qu’à compter du 1er avril 2020, les gouvernements coupent le financement et les subventions aux organismes et aux fédérations qui ne prendront pas les moyens de sécuriser les jeunes athlètes, filles et garçons, pendant leur apprentissage et leur carrière au sein des fédérations.
Que ça fasse mal là où ça compte. Dans le cash.
Il y a d’autres victimes dont personne ne parle. Je pense à Dominique Langelier, l’amie très proche d’amélie-frédérique Gagnon. Quand elle a eu 18 ans, Amélie-frédérique a raconté à Dominique, qui en avait 20, ce qui s’était passé avec Charest. Mais elle lui a fait jurer le secret absolu. Hier, Dominique avait les larmes aux yeux en quittant la salle où avait lieu la conférence de presse.
« Je me sens coupable de ne pas avoir dénoncé. D’être restée dans le secret. Je m’en veux même si j’ai accompagné Amélie-frédérique du mieux que j’ai pu », me racontait-elle avant de quitter. Toute bouleversée.
LA VOIE À SUIVRE
Elles sont quelques-unes à avoir partagé ces horribles secrets. Mais à l’époque, on se la fermait. Dans le fond, les victimes oubliaient qu’il n’y avait qu’un criminel et qu’elles n’étaient pas coupables, pas responsables. Le criminel, c’était l’autre.
Mais tant Dominique Langelier qu’anna Prchal et Amélie-frédérique Gagnon ont dit la même chose. Elles parlent toutes parce qu’elles espèrent que si leurs filles avaient un jour à vivre pareille agression, pareille manipulation, elles sauraient dénoncer, crier, appeler la police.
C’est pour ça que leurs mères leur montrent la voie à suivre. À elles et aux autres enfants et adolescents du sport.
Quatre autres femmes qui ont dénoncé les abus sexuels de Bertrand Charest demanderont de sortir de l’anonymat aujourd’hui, au lendemain des émouvants témoignages à visage découvert de quatre victimes réclamant des mesures urgentes pour protéger les jeunes athlètes.
« Le sport n’est pas un environnement sécuritaire pour [mes enfants] en ce moment. Sous aucune considération, je ne laisserai mes enfants être sur une équipe provinciale ou nationale avec l’encadrement actuel. Il y a urgence de mettre des lois », a plaidé en retenant ses larmes l’ex-skieuse Gail Kelly, hier.
Elle prenait la parole publiquement pour la première fois, entourée de ses ex-coéquipières, Geneviève Simard, Amélie-frédérique Gagnon et Anna Prchal. Leur ex-entraîneur de ski alpin Bertrand Charest a écopé de 12 ans de prison pour des agressions sexuelles sur des adolescentes commises dans les années 1990.
L’homme de 52 ans, qualifié de « véritable prédateur sexuel » par le juge qui l’a condamné, a toutefois été acquitté des accusations portées contre lui pour trois des femmes qui comptent sortir de l’ombre aujourd’hui.
JEUNES FILLES ABANDONNÉES
L’ex-skieuse Geneviève Simard, qui a porté plainte contre lui en 2015, a dit s’être sentie complètement abandonnée par Canada Alpin à l’époque des agressions. « On n’avait personne à qui parler [...] L’équipe canadienne nous a laissé tomber », dit-elle.
C’est pourquoi les quatre victimes réclament aux gouvernements des formations obligatoires pour les entraîneurs, des politiques et procédures pour prévenir les abus et un responsable indépendant pour veiller à leur mise en oeuvre.
Elles demandent aussi que ces mesures soient essentielles à l’obtention de fonds publics pour une fédération sportive.
Pour Lorraine Lafrenière de l’association canadienne des entraîneurs, les mesures adoptées doivent être universelles et les mêmes pour toutes les fédérations, ce qui n’est pas le cas en ce moment. Elle croit aussi que la « règle de deux » doit être adoptée, soit qu’aucun athlète mineur ne reste seul avec un adulte pour de lon- gues périodes ou des voyages par exemple.
Le ministre de l’éducation, du Loisir et du Sport, Sébastien Proulx, s’est dit « très favorable » aux demandes des victimes de Bertrand Charest.
Des fédérations sportives du Québec ont quant à elles affirmé avoir déjà mis en oeuvre certaines des actions proposées.
Autant chez Hockey Québec que Gymnastique Québec, la règle de deux est appliquée depuis un an et les formations sur l’éthique sont obligatoires pour les entraîneurs.
Tout comme Ski Québec Alpin, ces fédérations voient aussi d’un bon oeil le fait que les mesures pour protéger les jeunes soient conditionnelles à l’obtention de financement.