Le roman qui a fait pleurer la suède
Depuis quelques années, presque tous les romans sont des polars. Celui-ci, signé Jonas Gardell, sort totalement des sentiers battus
En 2012, les trois romans composant
N’essuie jamais de larmes sans gants ont remporté un succès carrément phénoménal en Suède. « Ils ont même été immédiatement considérés comme des classiques de la littérature suédoise et d’après un sondage réalisé par le Dagens Nyheter, le journal du matin le plus diffusé au pays, ces romans et la télésérie qui en a été tirée font partie des trois événements culturels suédois les plus importants des 150 dernières années », explique Jonas Gardell, qui vit à Stockholm avec son mari et leurs deux enfants. Il ajoute que la télésérie a elle aussi été tellement populaire que les enseignants ont dû en parler pendant leurs cours afin d’éclaircir certains points et que dans les résidences pour personnes âgées, la routine du coucher a été modifiée afin de permettre à tous les pensionnaires d’en voir chaque épisode !
« Dans mes premiers livres, publiés au milieu des années 1980 alors que je venais à peine de franchir le cap de la vingtaine, j’avais déjà abordé le thème de l’homosexualité, précise-t-il. Et n’ayant jamais caché ma propre homosexualité, j’ai été la première personnalité ouvertement gaie de la sphère culturelle. » Ce qui n’a pas tardé à faire de lui LE Mr Gay de Suède, même s’il ne reviendra sérieusement sur le sujet qu’à l’aube de la cinquantaine avec
N’essuie jamais de larmes sans gants, qui remet en scène les deux personnages principaux d’ömheten, une pièce de théâtre télévisée qu’il a écrite en 1987. « Quand j’ai commencé à planifier cette trilogie, j’ai voulu redonner vie à Rasmus et à Benjamin pour que tout le monde comprenne que ces hommes, qui ont été dénigrés et fuis comme la peste, méritaient d’être aimés. »
L’AMOUR AU TEMPS DU SIDA
En 1982, soit trois ans après que l’homosexualité ait, en Suède, officiellement été retirée de la liste des maladies mentales, Rasmus Ståhl n’hésitera pas à quitter son petit village natal du Värmland, où tous les gamins de son âge l’ont toujours rejeté en le traitant de sale pédé. À 19 ans, il débarquera donc à Stockholm, une ville susceptible de l’aider à s’épanouir en un temps record, sa gare de train, ses saunas, ses piscines, ses parcs, ses clubs gais, ses toilettes publiques et ses quartiers chauds lui offrant enfin l’occasion de s’initier à la sexualité et d’en multiplier les plaisirs.
Rien de tel pour Benjamin Nilsson, qui a pourtant grandi dans la capitale. À l’instar de ses parents archi dévots, il est témoin de Jéhovah et presque quotidiennement, il se fait un devoir de frapper aux portes des gens pour prêcher la bonne parole et tenter de recruter de nouveaux disciples. C’est ainsi qu’il tombera un jour sur Paul, un vieux fou particulièrement perspicace qui saisira en un clin d’oeil que Benjamin appartient au même « clan » que lui. Et en l’invitant à venir passer le réveillon de Noël chez lui – une fête que les témoins de Jéhovah ne célèbrent jamais –, Benjamin rencontrera l’amour de sa vie : Rasmus. Un coup de foudre qui l’obligera à tirer un trait sur sa vie d’avant, les homosexuels ne pouvant être témoins de Jéhovah. Un coup de foudre qui le confrontera également en un éclair à la terrible réalité des gais de l’époque, une mystérieuse maladie emportant bon nombre d’entre eux.
LOIN DE LA FICTION
En 1982, Jonas Gardell avait lui aussi 19 ans. Ce qui lui a permis d’être aux premières loges quand le sida a commencé à frapper en Suède. « Nous étions les premiers à militer pour la liberté et les droits des homosexuels et quand nous avons entendu parler de cette nouvelle maladie, c’était comme une mauvaise blague, souligne-t-il. Lorsque le premier Suédois en est mort, ma mère m’a appelé tôt le matin. Un amant occasionnel était dans mon lit et je me souviens de l’avoir regardé pendant que j’étais au téléphone. Un an plus tard, il était mort. Par la suite, quatre de mes amis se sont suicidés en apprenant qu’ils avaient le sida et une de mes connaissances m’a dit que durant cette période, il gardait un complet au bureau parce qu’il ne pouvait pas toujours rentrer chez lui et se changer pour les funérailles suivantes. » Tout ce qu’on peut lire dans N’essuie
jamais de larmes sans gants est donc vrai, Jonas Gardell ayant passé près de 10 ans à faire des recherches pour décrire les horreurs vécues par les séropositifs de l’époque. « Des hommes ont été expulsés de leur appartement, exclus de leur travail, privés de soins dentaires ou opérés dans le garage de l’hôpital plutôt que dans une salle d’opération, souligne Jonas Gardell. Et une fois morts, leurs corps étaient mis dans des sacs-poubelle. J’ai ainsi voulu restaurer leur mémoire, avoir une population entière pour les pleurer. Et ha ha, j’ai réussi. »