Le Journal de Quebec

EXTRAITS DE LA LETTRE DE MAURICE BEAUSÉJOUR

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Je l’ai promis. Je ne peux plus faire demi-tour. Comme quand, imbécile, j’ai dit à Serge que j’irais au K2, je ne pouvais pas faire demi-tour. […] J’ai à livrer une roche du K2. J’en ai un plein camion ! Bien sûr, elles ne sont pas aussi grosses que celles de Marie-josée, des filles, de Sylvain et Alain, mais il y en a trop pour moi seul…

C’est trop lourd. Il faut que je raconte comment ça s’est passé. […]

Le 5 juillet, nous avions décidé que le lendemain, nous partions faire notre dernière acclimatat­ion, c’est-à-dire aller coucher au camp 1, monter coucher au camp 2 le lendemain et le surlendema­in grimper un peu vers le camp 3 avant de redescendr­e au camp de base.

« GARDETESMI­TAINES »

Pour se rendre au camp 1, j’ai les mains plus gelées qu’à notre première ascension. J’ai très mal et je gémis. Serge me sort alors une paire de mitaines en duvet. De belles mitaines neuves. Je lui réponds de garder ses mitaines, car je ne veux pas les mouiller. Il insiste. C’est lui, le frileux, je ne veux pas le priver de ses mitaines. Il insiste davantage et j’accepte. De belles mitaines rouges et orangées, toutes douces à l’intérieur. Mes doigts reprennent vie. […]

Le lendemain matin, on part vers le camp 2. La pente est abrupte. Ce jour-là, je suivais Serge d’assez près, il ne me devançait pas comme d’habitude. À un moment, après une très longue montée en ligne droite, on s’arrête pour manger et boire près d’un mur de roche. L’endroit est serré.

On reprend la montée sous la neige et le vent. Mes mains recommence­nt à geler. Serge creuse son avance. J’essaie de lui crier que je veux redescendr­e au camp 1 pour me réchauffer et dormir, sinon je risquais de perdre mes doigts. Il ne m’entend pas, mais je redescends. Je croise Nathalie et des porteurs en les informant de mon plan.

Au matin, je pars les rejoindre, en pleine forme. En chemin, je m’arrête au même endroit étroit que la veille. Nous sommes cinq dans ce minuscule espace pour manger. En rangeant mon matériel, j’entends un cri.

Je vois dans un passage étroit un peu de neige et, rapidement, un homme qui déboule avec un sac à dos. La vitesse est folle. Dans le sillon du corps suit de la neige et une belle mitaine presque neuve rouge orangé.

MINCE ESPOIR

Les radios se font entendre, personne ne comprend. Je suis sonné. Je reste au même endroit un très long moment, impuissant. Je chiale et revois en boucle cette chute. Je ne veux pas croire que c’était Serge. […]

Je décide de continuer à monter. Je croise un porteur qui m’informe que c’est un client. Ce serait un Japonais. J’ai un petit regain d’espoir… Un Japonais avec des mitaines comme celles-là, est-ce possible ? Pas vraiment. […]

Plus loin, Nathalie s’effondre en larmes en parlant avec une alpiniste suisse. C’est de Serge dont il est question. Elle me crie : « Il y a beaucoup de neige, peut-être qu’il est correct ». Je doute sans trop y croire.

Je décide de descendre. Le film de la chute passe en boucle. Je croise des gens tristes qui baissent la tête. D’autres me touchent en signe de réconfort.

Puis arrive George. Ce colosse de 6 pi 4 po éclate en sanglots et s’effondre dans mes bras.

Il confirme que c’est Serge. « Je l’ai vu, je suis allé à ses côtés. Maurice, c’est fini. »

Nous pleurons ensemble un bon moment avant que je reparte sans aucun espoir. […]

Dans ma descente, je vois des gens rassemblés près d’une grande toile. De toute évidence, dessous, il y a Serge.

Je m’approche de lui, je lui fais une belle colle sans le serrer, pour ne pas lui faire mal, puis je me couche à ses côtés. Je pleure de tout mon corps. […]

Serge, t’arrêtais pas de me dire : « On va écrire une page d’histoire ».

Serge, t’as pas écrit du bon côté de la page.

Serge, garde ta mitaine, je ne t’oublierai pas. Ça va juste faire moins mal.

Serge, garde ta mitaine, de toute façon y’en reste juste une. Comme nous, la paire est maintenant défaite...

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PHOTO COURTOISIE JACQUELINE DELORME Maurice Beauséjour, alpiniste québécois ayantassis­té à la chutemorte­lle de Serge Dessureaul­t, a livré un témoignage émouvant sur l’accident. On le voit ici avec une photodeson comparsede­s 20 dernières années.
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